erlyin posa à nouveau son luth et se laissa tomber plus qu’il ne descendit de la table. Il se sentait toujours totalement épuisé à la fin de ses prestations dans les auberges. Loin de la retenue et de la délicatesse dont il fallait faire preuve dans les cours des puissants, ce genre d’exercice demandait au moins autant d’énergie que de talent. Merlyin aimait à croire qu’il possédait les deux et ce soir il s’était évertué à en convaincre son auditoire.
Passées ces quelques secondes où il cherchait à reprendre son souffle et où il semblait redevenir ce simple humain si quelconque, le ménestrel s’efforça de retrouver sa superbe. Il se redressa, serra dans ses poings ses doigts endoloris et entrepris de fendre la foule avec la prestance d’un conquérant. Il savourait pleinement ces quelques instants d’une gloire aussi vaine qu’éphémère où chaque tape dans le dos était la plus belle des richesses.
Dans son esprit, cet état de grâce perdurait encore, tenant en respect les vagabondages indomptables de ses pensées. Il savait pourtant que cela ne durerait pas. Déjà les clients retournaient à leurs verres et à leurs conversations. Il redevenait anonyme et offrait ainsi son flanc à la mordante solitude.
Qu’à cela ne tienne, si l’homme public devait s’estomper pour ce soir, il lui fallait trouver un auditoire plus réduit. Il balaya des yeux la salle animée de l’auberge en espérant y croiser un regard, un signe, comme une invitation. Ce qu’il trouva ne manqua pas de le surprendre… ni de faire naitre un sourire sur ses lèvres. Aurait-il pu rêver meilleure compagnie ? Si le Trimurti existait bel et bien alors il devait être dans les petits papiers de Rajas pour qu’il lui offre un tel présent.
Ravi de l’opportunité qui s’offrait à lui de s’amuser un peu, Merlyin fendit la foule sans quitter des yeux l’intense regard d’azur qui le fixait.
Se parant de son sourire le plus assuré, et par là même le plus feint, il s’installa à la table de la jeune femme. Il savourait plus que tout cet instant, ce regard qui naissait chez tous les humains, homme comme femme, lorsqu’il s’imposait ainsi. Ces pupilles qui se dilataient légèrement, ces lèvres entre ouvertes d’une façon quasi sensuelle, ces sourcils qui s’abaissaient un peu tandis qu’une légère ride se formait sur le front étaient un trésor aux yeux du ménestrel. Il fut pourtant surpris par la poétique beauté qui se dégagea de ce visage presque enfantin encadré d’albâtre. Rajas lui jouait sans doute effectivement un tour à lui faire perdre ainsi sa contenance savamment travaillée.
Merlyin chassa rapidement son trouble et espéra qu’il avait été assez fugace pour que nul ne s’en soit aperçu. Surtout pas elle. Il n’était jamais bon de perdre ainsi son avantage en particulier en cet instant. Une discussion était une bataille et celle qu’il s’apprêtait à livrer promettait d’être passionnante.
Tandis qu’il retrouvait sa contenance, le ménestrel laissa s’écouler quelques secondes. Il fut pourtant celui qui fronça les sourcils en premier. La jeune femme aurait dû être plus désorientée que cela. Elle était certes surprise mais son regard ne le quittait pas et semblait plus intrigué, inquisiteur même, qu’effarouché. Voilà qui était tout aussi inhabituel que passionnant. Il s’était attendu à une joute à sens unique, peut-être la jeune femme lui offrirait-elle une danse en duo.
Son intérêt piqué au vif, le ménestrel pris le temps de détailler la jeune femme. Sa tenue d’homme en disait long sur son expérience de la nature humaine. Malgré son jeune âge apparent, elle savait déjà comment se protéger des insistants regards masculins. Cela ne suffisait cependant pas à cacher le charme que la délicate carnation de ses lèvres apportait à son visage. Même la blancheur extrême de ses cheveux, qui aurait dû jurer avec son air juvénile, apportait sa touche à l’ensemble. Mais plus que son apparence, c’était la profondeur de ce qui se lisait dans son regard qui vous donnait envie d’y plonger.
Sans doute Merlyin aurait-il dû être séduit par cette jeune religieuse mais il était à cette heure plus envouté qu’autre chose. Sans qu’il comprenne pourquoi, ce qui lui était assez insupportable, il s’était établi entre eux une sorte de fascination mutuelle. Ils semblaient être deux félins qui tombaient nez à nez au détour d’une rue sans trop savoir sur le territoire duquel ils se trouvaient.
Refusant de jouer selon des règles qui n’étaient pas les siennes, Merlyin s’évertua à jouer sa partition.
- Et bien, Rajas lui-même doit avoir été touché par la grâce de ma musique pour m’envoyer ainsi une si précieuse fleur. Celle-ci a-t-elle des épines qui me piqueront au vif ou ses pétales auront-il la douceur d’une rosée d’aurore ?