Cela faisait quatre jours que la capitale vibrait au son de l'euphorie collective. Quatre jours d'une fête permanente qui réjouissait toute la populace. On ne comptait plus le nombre de spectacles donnés dans les rues, le nombre de marchands ayant fait fortune en profitant des provinciaux venus pour l'occasion, ni le nombre de chopes servies dans les auberges et les tripots.
Combien de chopes ? C'est la première question qui vint à Elienor ce matin là. Ou bien était-il déjà midi ? La lumière qui filtrait par la volets de la chambre qu'il occupait ne permettait pas d'en être sûr. Ce dont il était sûr en revanche, c'est que s'il ouvrait de nouveau les yeux la luminosité, si faible fût-elle, lui ferait exploser la cervelle.
Jamais il n'avait souffert d'une telle migraine. Même dans sa prime jeunesse, alors qu'il découvrait les joies d'une soirée bien arrosée à la veille d'une journée de repos, il n'avait pas connu de gueule de bois aussi terrible. Tu te fais vieux, songea-t-il alors qu'il se retournait dans son lit. Ce mouvement, pourtant d'une lenteur extrême, déclencha un nouveau coup de massue. Ou plutôt de soufflet. Il avait l'impression qu'un forgeron audacieux et cruel s'amusait à faire enfler l'intérieur de sa boîte crânienne à intervalle régulier.
Il lui fallait de l'eau. Mais le simple fait d'imaginer se lever pour trouver de quoi satisfaire cette soif immense ravivait la douleur et retournait son estomac. Le sommeil l'ayant fuit, il ne lui restait plus qu'à rester là, allongé, à attendre que cela passe, en macérant dans les effluves d'alcool qui s'accrochaient à tout son corps.
Il entreprit de se remémorer les évènements de la veille.
La journée avait débuté comme les autres avant elle depuis qu'Elienor était à Evalon. Il avait visité de nouvelles rues, places et venelles, soucieux d'observer, de dessiner et d'annoter le moindre détail qui puisse faire avancer ses recherches. Si le centre historique présentait une architecture ancienne et mise en œuvre d'une manière irréprochable, souvent ingénieuse, et parfois surprenante, il n'y avait là rien de plus à découvrir selon lui. Aussi avait-il élargi son périmètre.
Mais, bien que les quartiers plus récents montrassent de nombreux éléments intéressants, il se s'y trouvait aucune innovation notable à consigner. Et puis Elienor était trop affairé à imaginer comment mettre en pratique les idées qui lui étaient venues quelques jours plus tôt pour réellement s'intéresser à ce qu'il avait sous les yeux. Il ne voyait plus que des choses dépassées, des concepts usés d'avoir trop servi. Une fois midi passé, il décida donc de cesser là ses déambulations du jour.
Il n'avait pas encore profité des festivités. La foule l’oppressait, l'étouffait, et toutes ces processions religieuses l’écœuraient. Mais ce jour-ci la liesse avait finit par le gagner. Après quatre jours les rues, bien qu'encore foulées par de nombreux pas, avaient un peu désempli. Elienor avait donc laissé de côté l'architecture pour poser enfin son regard sur les évènements qui prenaient place autour de lui.
Et il se laissa prendre au jeu. Odeurs alléchantes de viandes grillées et de pâtisseries, cracheurs de feu, jongleurs, musiciens, magiciens, rires et bonhomie : cela amena bien vite Elienor à se fondre dans la masse. Lui avait peu souffert de la guerre ou de la grande épidémie, mais il imaginait aisément le soulagement des autres face à la fin de ces fléaux, et il fut prit de l'envie de partager ces bons sentiments avec eux.
La journée fut courte, trop à son goût, mais si le soleil laissa place à la nuit, la ville, elle, ne cessât pas de vivre pour autant. Bien au contraire. La fête ne commençât vraiment qu'à la nuit tombée, quand la bière et le vin commencèrent à s'y mêler. Elienor passa une bonne partie de sa soirée sur l'une des grandes places de la ville, où ménestrels et chanteurs se succédèrent sur une estrade montée pour l'occasion. La nuit d'hiver était fraîche, mais la promiscuité de la place bondée réchauffait les hommes, aidée en cela par l'alcool ingurgité sans ménagement.
Quand la musique se tut, le maître bâtisseur commençait à ne plus marcher très droit. Il décida donc de retourner à l'auberge où il logeait avant de ne plus en être capable. Une fois sur place, il découvrit une salle commune loin d'être endormie. Bien que l'établissement ne fût niché au fond d'une impasse et réputé pour sa discrétion, nombre de fêtards y était venus pour terminer leur nuit.
Il ne fallut pas longtemps à Elienor pour décider de se joindre à eux. Il n'aurait qu'à gravir quelques marches pour retrouver son lit quand il ne pourrait plus tenir, mais d'ici là il pourrait encore profiter des réjouissances.
Une chope à la main, il prit part à une partie de dés. Il n'était pas très adepte des jeux d'argent, mais l'ambiance autour de la table était si légère qu'il ne put résister. Et il comprit bien vite la raison des éclats de rire que ce jeu provoquait : il n'était pas question de miser de l'argent. C'était avec de l'alcool que l'on jouait. La première partie perdue, Elienor voulut prendre sa revanche, et encore après sa deuxième défaite.
Puis plus rien. Le trou noir, jusqu'à ce qu'il se réveille dans son lit. Il se remémorait vaguement les visages de ses compagnons de jeu, mais impossible de se souvenir de leurs noms...
Quand enfin il se sentit capable de se lever, se fut avec peine, mais la soif parvint à le guider hors de son lit. Il s'empara du broc et se remplit le gosier d'une eau aux vertus salvatrices. La migraine était toujours là mais se faisait moins violente. La faim en revanche était de plus en plus grande, et Elienor sentait qu'un portion généreuse de viande grillée, grasse à souhait, lui ferait le plus grand bien. Il revêtit donc ses vêtements de la veille, peu soucieux de son apparence, puis descendit l'escalier qui menait à la salle commune.
La fête de la veille avait laissé des traces, mais le calme avait retrouvé sa place. Seuls quelques personnes s'y trouvaient, la plupart semblant être dans un état proche de celui d'Elienor. Péniblement, ce dernier alla commander de quoi se restaurer, et l'aubergiste lui adressa un sourire complice lorsqu'il demanda une chope d'eau fraîche pour accompagner le tout. Elienor le lui rendit avant d'aller s'asseoir près de la cheminée au feu ronflant.
Quand on vint lui servir sa pitance, l'architecte demanda l'heure. Quinze heures : déjà si tard, et pourtant il savait que la journée serait encore longue, très longue...