Les revers de la paysannerie
En presque un demi-siècle de servitude, le voyage des Menescalcir à la capitale n’avait point changé. De saison en saison, la valse des cavaliers tenait de plus en plus du vol d’oiseau migrateur. Comme son père avant elle, Isabelle avait pris la même route, marché les mêmes étapes, donné le même motif de visite aux gardes de la cité et atterri dans la même auberge que son père avant elle.
La Belette Hébétée que ça s’appelait.
Arrivée la veille, escortée par les chevaliers de l’ordre de la Rose, elle avait réussi à vendre dans la journée ces trois protégés. Heureux concours de circonstances puisque la cavalière crosespinienne ne comptait pas dormir une nuit de plus à Evalon. Ici, tout lui semblait si terne. La capitale était pour elle comme remplie de tout ce qu’Eurate avait en surplus ; gavée d’opulence comme de pauvreté. Trop de pierres. Trop de boue. Trop de gens. Si ce n’était pas dans ce décor cosmopolite qu’un rien se vendait à un fort bon prix, elle n’aurait probablement jamais remis son pied abîmé dans ce prestigieux merdier. Jamais elle ne s’y sentirait à sa place.
Si la bourse de la cavalière débordait désormais, elle ne semblait pas y trouver un énorme réconfort. En se séparant des animaux qu’elle avait entraînés, Isabelle avait l’impression de laisser derrière des ouvrages fort bien entamés et fort peu aboutis. Son art avait cette particularité déroutante : il pouvait tant se perfectionner qu’il était étrange de vouloir mettre un terme à une ébauche. Il le fallait pourtant bien afin de ramener un peu de faste à la Croix des Espines en attendant le retour des récoltes. Et son cœur se pinçait à l’idée de ne plus jamais revoir ces chevaux qui lui avait un temps appartenu, et qui l’oublierait dès lors où leurs auges seraient pleines de grain. Quelle ingratitude…
Evalon n’avait jamais apporté que de la peine à Isabelle. Celle des séparations avec ses bêtes, celle qu’elle avait en voyant les mendiants et les estropiés agglutinés dans les rues près du Temple et celle qui lui causaient le regard des nombreux passant lorsqu’ils la voyaient peiner à marcher sans chanceler. A la campagne, elle avait tendance à oublier son infirmité. A la ville, tout le monde se chargeait de lui rappeler ; de celui qui l’apostrophait dans la rue à celui qui lui proposait avec apitoiement son aide, en passant par ceux qui tendaient la patte pour que son cul terreux se retrouve par terre, tous écorchaient un peu plus la chagrinière. Ce n’était qu’au fur et à mesure des voyages qu’elle avait appris à mieux encaisser sans broncher. L’acerbité des gens de la ville avait cela de constant qu’elle pouvait ainsi devenir coutumière.
Cependant, ce qui allait lui arriver au soir, c’était un concentré de ce que l’homme faisait de pire. Mais aussi de ce qu’il faisait de mieux.
Tout commença par une apostrophe lancée dans sa direction, comme un pavé lancé dans la gueule :
—
Eh ! Ma donzelle, tu boites où comme ça ?
L’homme avait beuglé si fort, que la cavalière avait sursauté et s’était retournée avant même de réaliser que l’enfoiré parlait bien d’elle. Il commençait à se faire tard. L’heure à laquelle les familles se réunissent autours d’une table pour ripailler. Dans les rues se pressaient ainsi les retardataires et les âmes seules, pendant que les plus assidus des piliers de comptoir se rendaient à leur messe, la gueule déjà pâteuse et les yeux déjà ronds. Elle ne savait pas si l’inconnu qui l’avait harangué de la sorte était un de ceux-là, avec un esprit embrumé d’arrogance. Pourtant, dès que la jeune femme avait croisé les pupilles de l’homme, elle avait reconnu toute la folie qui le noyait. Aussitôt, elle baissa le nez et continua sa route vers l'auberge, avançant sans une réponse.
Un regard. C’était toute l’erreur qu’elle avait commise.
L’homme, un garçon probablement plus jeune qu’elle, mais qui la dépassait largement en taille et en corpulence, se lança à ses trousses :
—
Eééééh ! Tu peux m’répondre au moins, bouseuse ! Poussant sur sa patte infirme, Isabelle essaya de presser le pas. Une peine perdue puisque le gueux l’avait rattrapée en quelques enjambées. Aussitôt il lui barra la route. Inquiète, la cavalière s’arrêta, les yeux rivés sur les bottes noires en travers de son chemin. Elle ne voulait pas lever le museau pour le voir. Déjà, dans sa poitrine son cœur commençait à s’emballer.
—
Eééééééééééééh ! Tu dis pas bonjour ? il réclama en se rapprochant d’elle.
De là où elle se tenait, elle pouvait déjà sentir son haleine. Un souffle répugnant.
—
Bonjour, lâcha froidement la cavalière à pied mal à l'aise.
Agacée, elle essaya de dépasser le passant qui avait décidé pour une raison étrange de la prendre en affection. Elle tenta de le semer, cependant, comme un félin avec sa proie, le garçon n’avait pas fini de jouer avec elle. Violemment, il la tira par le bras. Et l’homme avança. Quand elle entrevit ce qu’il avait au fond de lui, dans ses abîmes les plus malsaines, elle se jeta en arrière. C'était une lueur bestiale, pire que celle des chiens quand ils s’entre-tuent pour un bout de graisse. Une lumière dont elle se méfiait chez les autres ; chez ceux qui pensent avec ce qu'ils ont entre les jambes. Un éclat qu'elle n'avait jamais envisagé chez lui, cet homme si désintéressé des femmes. C'était une faim de mâle. Une faim odieuse. Une faim d'elle.
Isabelle ne comprenait pas. Ou plutôt, elle ne consentait pas à comprendre. Elle aurait voulu se précipiter dans les dangereuses contrées de la folie et se convaincre qu'elle n'était pas véritablement là. Mais ses coudes étaient écorchés contre le mur qu’elle avait heurté, son cœur bondissait et l'odeur de l'homme, empuanti comme la dernière goutte pendant au goulot d'une bouteille de vinaigre, avortaient l'illusion. Alors elle ne pouvait plus accorder de l'importance à ses propres mensonges.
Il était déjà sur elle, se lova immédiatement tout contre son corps pour lui couper toutes issus. Et il la toucha. Il prit son menton entre le pouce et l'annulaire puisqu'il lui manquait un doigt. Il caressa la lève inférieure de la paysanne comme si elles avaient été un écrin qui renfermait le plus précieux raffinement et la convoitise de l'univers entier. La boiteuse eut un haut le cœur. Elle tenta de plonger la main vers le couteau de chasse qu’elle portait à sa ceinture, mais il la captura, broyant le fin os dans sa grande paluche.
—
Vas-y, hurle et je te crève, il susurra à son oreille.
Isabelle arrêta de respirer pour échapper à son haleine de soûlard et ferma les poings avec une hargne dont elle ne pouvait pas se permettre.
Les grandes mains de l’homme se faufilèrent partout. Sur sa poitrine trop maigre pour l’intéresser sur sa taille et dans le creux de ses reins. Elles se dépêchaient de la toucher partout. Son souffle vint effleurer la nuque de la roturière. Bientôt, il fourra son museau dans le creux de son cou, posa ses lèvres répugnantes et ferma ses mains sur sa croupe, l’empoignant sans vergogne.
—
Ventre diable, ça, c’est bien un derrière de cul de jatte, la paysanne… Il la tira vers lui, captura son visage au moment où elle se mit à crier. Il étouffa une longue plainte dans un baiser nauséeux.
Isabelle n'eut pas l'idée de lui mordre la langue. Elle s'agita mollement. Son corps devint un pantin tentant toutes les fuites, toutes les dislocations, désarmé face à ce géant trop lourd et pressé contre elle pour l’étouffer. Elle essaya de l'éviter, de le contourner. Sans penser cogner. Et gémit. Mais l'étreinte durait et il la broyait plus fort encore ; alors elle finit par frapper sans muscles dans la ventraille de son assaillant.
Alors, l’enfoiré lui ria au nez.
La fureur. Celle qui n’a pas de limite. Qui se répand dans les veines comme un troupeaux de chevaux au galop. Isabelle frissonna de se trop plein de haine qui l’emplissait tout entière. Cette rage qui coulait partout. Elle crut enfin à son infamie. Isabelle renia tout. Tout ce qu'elle était et tout ce qu’elle aurait voulu être. Si bien qu'il appartint tout à coup à cette race méprisable des condamnés. Comme les autres, turpide, et sans valeur aucune.
D'un coup, Isabelle trouva sa violence primaire, viscérale, et le heurta si durement que son agresseur recula d’un pas. Il lui laissa à peine le temps de mettre une lame entre leurs deux corps.
Il y a des batailles toutes pareilles à celle que des chevaliers de l’ordre de la rose lui avait contée, où il n'y a plus de soldats, à la fin. Où la conscience s'égare et qu'il ne reste plus que la raison des bêtes aussi dangereuses que vulnérables. Où personne n'a assez de ressource pour se sentir à l’abri du pire… Mais là, dans cette pièce étroite et sans issues, ça ne ressemblait pas à ce genre de combat. C’était un combat de jeunes chiens hargneux, conditionné par leurs origines et les lois auxquelles ils répondaient encore.
Il la traita de tous les noms, se moqua d’elle en bavant des insanités. A chaque insulte, la crospinienne le détestait encore plus. Mais ceux qu’elle haïssait par-dessus tout, c’était ses hommes et ses femmes qui passaient dans la rue adjacente et qui faisaient comme s’ils ne l’avait pas vue. Plus que jamais, elle était livrée à elle-même.
Le scélérat qui lui faisait face vit vite qu’elle ne savait pas tenir correctement une arme. Aussi sec, il la désarma d’un geste. Le couteau plongea dans la boue, bientôt suivi de sa propriétaire car l’homme la jeta à terre comme si elle n’avait été qu’un fétu de paille. Il écrasa son poing dans son ventre, si fort que la petite estropiée peina à reprendre son souffle. Ses envies avaient changé : maintenant, ses yeux ne criaient qu’à la décimation.
Une fois à terre, il la rua de coup de pied. Dans le dos. Dans les reins. Dans les côtés. C’était une pluie de haine, un déferlement de violence. Mais Isabelle avait tant le souffle coupé qu’elle ne parvint même pas à pousser un cri. A cet instant, elle se sentait mourir. Chaque coup la heurtait, la détruisait. La tête entre les bras et la face contre terre. Au début, elle tenta de ramper. Puis elle se tortilla comme un vers au sol. La dureté des pavés et l’humidité de la boue, c’est tout ce dont elle se souvenait. Sa prothèse se détacha de son moignon et sa jambe prit un angle affolant pour tous ceux qui ne connaissaient pas son atrophie. Et bientôt, son corps ne trouva plus la force de se débattre. C’est à ce moment que l’homme se pencha sur elle pour fouiller son cadavre.
Il tâta une dernière fois ses hanches, le long de sa ceinture. Comme il n’y trouva rien, il remonta le long de sa taille. Les attouchements auraient pu durer encore longtemps si quelqu’un n’était pas intervenu, enfin. Penaud, l’enfoiré pris la poudre d’escampette dès qu’on avança dans leur direction.
Les coups s’arrêtèrent. Et la douleur, dans tout ce qu’elle a de plus insupportable, éclot partout où ils étaient tombés. Péniblement, Isabelle se redressa et s’adossa au mur le plus proche. Elle renversa sa tête contre la pierre pour lever ses yeux plein de larme au ciel. Une prière pour les Trois vint agiter ses lèvres. Mais c’était trop tard : elle se sentait à demi-morte.
Et un autre étranger se tenait face à son visage tuméfié. Une barbe grise et dense. De grands yeux bruns plein d’inquiétude. Un cou épais comme celui d’un bœuf. Normal que ce grand costaud ait chassé la petite fiente qui s’en était pris à elle. Et pourtant, elle voyait trouble.
Elle ignorait combien de temps elle resta là, à demi allongé sur le bas-côté, ses jambes disloquées au travers du caniveaux. Sa colonne vertébrale tremblait encore. Et elle mit un temps incroyable à ramener de l’air dans ses poumons. Finalement, elle finit par geindre, en rassemblant tout son courage :
—
Par les Trois… Il … Il m’a… Il m’a pété deux côtes, je crois, articula-t-elle avec une voix blanche.
Si ce n'était que deux côtes...
La paysanne détestait encore plus cette ville. Cette capitale où on peut affronter le diable en personne seul et suffoquer sous une réunion de curieux une fois l’incident terminé.
Un petit attroupement se formait autour d’elle. Et le bout de femme tremblait devant toutes ses ombres.