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Le vol du phénix
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Le vol du phénix ─ Sam 20 Oct - 22:22
Idir Alvarez
    Idir Alvarez
    Danseur
    Dans la grande salle, sous les hautes voûtes éclairées vivement par les torchères et les chandeliers, le banquet battait son plein. Trois tablées assemblées en demi cercle croulaient sous les venaisons fumantes et les rôtis alléchants, et sur les nappes blanches semées de fleurs fraîches, les coupes de vermeil, les verreries de Rivemorte et les grandes nefs de céramique peinte et d'étain poli faisaient couler à flot les vins de Baros et de Sairdagne, les fruits d'Aragon et les mets délicats offerts au palais raffiné des convives. Une armée d'écuyers tranchants, de servants et de domestiques en belle livrée de drap outremer naviguaient en flot régulier pour porter les grands plats chargés de gibiers ventrus coquettement parés, faisans en plumes, cygnes dressés, blanc-mangers, et toutes sortes de belles et bonnes choses aussitôt englouties. Une vision propre à réchauffer le cœur et à ouvrir l'appétit, lequel ne manquait pas aux seigneurs et aux dames richement parés qui profitaient des largesses du maître de maison, non plus qu'aux baladins affamés à qui l'on avait confié la tâche de distraire l'aimable compagnie.

    Mais pour les uns, il n'y avait qu'à tendre la main pour se saisir des merveilles toutes fumantes et écumantes qui leur arrivait au fil de services, tandis que les autres ne pouvaient que regarder, et à tout le moins imaginer ce que tout cela faisait au palais et au ventre. Fort heureusement, d'une certaine façon, il n'y avait guère de temps à disposition pour contempler et s'allécher du plaisant spectacle, parce qu'il en avaient un à donner, et fort beau, de surcroît, puisque que nul ne pouvait se soustraire à l'exigence du maître de troupe qui les surveillait avec son attention coutumière.

    Entre deux services, alors que l'on ménageait une pause pour les réjouissances d'entremets, Baldasar s'était avancé au milieu des tablées, pour entamer avec emphase ce discours cent fois répété, avec quelques infimes variations. Il racontait son voyage au-delà de la mer de Reillem, vers les contrées sauvages de Tassilie, ses rencontres avec les sauvages du désert, ses trouvailles et les merveilles qu'il en avait rapportées, gonflant chaque fois les choses de nouvelles évocations de monstres fabuleux, d'êtres difformes, de cruels princes à la barbiche pointues et d'autres fariboles encore. Cette fois, il y mit encore plus de soin qu'à l'ordinaire, faisant des œillades complices à ceux qui connaissaient déjà l'histoire, et qui savaient ce qui arriverait ensuite. Idir, lui, tendait l'oreille, et commençait même à s'impatienter : mais ça n'en finissait pas, cette fois ! Et voilà que le vieux bougre, tout fier dans son habit de drap écarlate, sa grosse figure brunie fendue par un large sourire, pérorait à n'en plus finir, et il en rajoutait des couches et des couches avec sa gouaille naturelle de vieil aragonnais qui écorchait le parler euratien d'un accent qui fleurait bon les quais de Myrrhe. Lui, il suffoquait à demi, et si l'autre ne tardait pas à se taire, il n'allait pas tarder à jaillir de sa boîte comme un diable, parce qu'il fallait bien ménager la surprise, mais quand même.

    Finalement, le mestre donna trois tapes sur le coffre de bois peint qu'on avait apporté tandis qu'il parlait, et le couvercle s'entrebâilla légèrement. Une goulée d'air, enfin ! Idir, tout replié sur lui-même à l'intérieur, se permit de respirer un peu plus à son aise. Baldasar acheva de ménager son petit effet, fit une pause théâtrale, et dans le silence bref qui était tombé sur les convives, on entendit le grincement long des gonds qui pivotaient. Quelques chevaliers et dames se tordirent le cou et se redressèrent pour tenter d'apercevoir le contenu du coffre qui s'ouvrait avec une lenteur calculée tandis que la longue main brune du danseur se glissait au-dehors, tâtant, cherchant, palpant. Il émergea de là comme une apparition, tout grimé de peintures, de fard, enveloppé d'un grand mantel de plumes où ruisselaient ses longs cheveux noirs.

    Dieux qu'il détestait cette foutue malle, et ce foutu numéro où il devait littéralement se plier en quatre pour y rentrer, tout ça parce que le maître avait décidé que c'était un effet dramatique tout à fait propre à exciter l'admiration et la surprise des convives. Pour autant, il fallait bien reconnaître que cela plaisait, et les exclamations joyeuses qui saluaient toujours le moment où il se redressait complètement étaient un précieux sésame qui venait consoler un peu ses pauvres os tordus par ses contorsions.

    La grosse voix sonore de Baldasar reprit son récit là où il l'avait laissé : quelque part au seuil d'une cave aux trésors, dans les déserts lointains de Tressil, où le sable se mue en poudre d'or sous la lumière du soleil. C'était là, racontait-il, qu'il avait trouvé cet être étrange, tout grimé de plumages et de peintures, cliquetant de perles et de pacotilles qui brillaient comme des joyaux à la lueur des lampes. Rien que poudre aux yeux, certes, mais comme toujours, la sensation primait sur la vérité, et le dramatique sur le réel. Les mots couraient, grondaient, se précipitaient, et le pas du danseur les accompagnait, valsant sur leur mélodie propre. On pouvait dire ce qu'on voulait du vieux Baldasar et ses multiples défauts, mais il fallait bien lui reconnaître le plus grand talent de conteur, charmeur, embaragouineur de ce côté-ci de la mer de Reillem. C'était qu'il savait y faire, le bougre, et Idir ne pouvait jamais vraiment lui en vouloir, même lorsqu'il connaissait son texte à la virgule près, parce que tout de même, c'était rondement mené.

    Au fil du conte, la rumeur sourde du tambour vint rythmer le récit. Naturellement, Idir régla son pas sur celui de la musique qui se dessinait, imperceptiblement. Dans la salle brillamment éclairée, on sentait soudain rôder l'étrange et la merveille, tandis que les yeux se fixaient sur le danseur qui évoluait avec une grâce impériale, son long visage basané souligné par la noirceur du fard qui cernait ses yeux et accentuait plus encore son altérité fascinante. L'ombre se peuplait de l'évocation bruissante des monstres et des choses fabuleuses que Baldasar contait avec verve, et elles prenaient toutes corps dans les circonvolution mimées par l'esclave à son côté. Le mestre s'était écarté, laissant le champ libre à son comparse, et les choses s'entremêlaient, dans le conte, dans la danse, dans la musique qui prenait corps. La voix s'éteignit dans la complainte de la vièle et du tambour, et Idir s'élança pleinement comme si jusque-là on l'avait retenu par d'invisible entraves.

    Le manteau tomba au sol dans un froissement et ses mouvements prirent plus d'ampleur et de vivacité, l'éclat des bijoux à ses chevilles gracieuses et à ses poignets déliés accrochant la lumière en reflets chatoyants. La chevelure d'encre et l'étoffe blanche de la chemise tranchaient l'une sur l'autre comme des traits d'encre sur le papier, soulignant plus encore la teinte brune de la peau. Il allait sans efforts, pliait, ployait, tournoyait dans la musique, jusqu'à ce que tout prenne fin. Le bon côté des choses, c'était que l'effort, et tout le reste, et le plaisir inégalé de la danse lui faisaient oublier la faim, la soif et la chaleur de ce soir de printemps où il suait sang et eau pour le bon plaisir de la société d'aristocrates aux yeux écarquillés qui se ravissaient du spectacle.

    Elle se rappelèrent à lui, d'un bloc, quand il ploya enfin le genou pour saluer, courbant le chef sous ses cheveux humectés de sueur. Diable, c'était que ça sentait rudement bon, même à cette distance des tables, et il aurait donné bien cher pour tâter du rôti que l'on apportait déjà au maître de maison, trop occupé à saluer Baldasar qui s'inclinait profondément.

    Le repos n'était pas pour tout de suite, malheureusement. Idir s'éclipsa un moment pour se défaire des plus encombrants de ses oripeaux, se débarrassa d'un peu du maquillage qui lui couvrait la figure et les bras, et revint lorsqu'on le lui ordonna. Il avait grossièrement noué ses cheveux sur sa nuque, et gardait sa chemise toute blanche qui bâillait sur ses épaules osseuses, serrée à la taille par une écharpe bariolée. Le spectacle ne cessait jamais vraiment, avec Baldasar qui aimait pressurer ses esclaves comme l'on ferait d'un raisin mûr pour en extraire tout l'agrément que l'on pouvait. De fait, comme à l'accoutumée, l'on demanda à Idir de servir le vin aux convives qui attaquaient gaillardement les douceurs et les liqueurs gardées pour la fin du repas. Il s'acquitta de cette tâche sans aucune gaieté, comme par automatisme, piochant à loisir dans le répertoire de tours anodins qui lui faisaient jongler avec les coupes ou des fruits, tirant de ses longues manches des fleurs et des mandarines dont il faisait présent aux dames de l'assemblée. La figure du mellilanais affichait une malice de façade, mais sous les longues paupières noircies de khôl, le regard était las et affamé.

    - Hé là ! Fit un des chevaliers qui étaient les invités d'honneur du maître de maison, et qu'Idir identifiait vaguement comme néréens à cause de l'emblème ducal et de la rose dont était frappée leurs écussons. Viens donc par ici et sers notre amie qui doit avoir grand soif, veux-tu ?

    Le danseur s'exécuta tout aussitôt, ignorant les rires qu'attisèrent ce qui semblait être une plaisanterie dont il ignorait les tenants et les aboutissants. Passé derrière les convives pour les servir, il se contenta de se pencher pour saisir la coupe, et la remplit avant de la présenter d'un geste gracieux à la blonde chevaleresse qu'on lui désignait.

    - Bel oiseau que voilà, hein Solène ? S'exclama derechef le chevalier assis à côté d'elle, et dont la figure rougeaude augurait une ivresse bien avancée. Allez, un peu de vin n'a jamais tué personne.
    Re: Le vol du phénix ─ Dim 21 Oct - 22:44
    Anonymous
      Invité
      Invité
      Solène avait accepté de ne pas venir manger avec armes et armure uniquement parce qu’Agile le lui avait ordonné, une fois de plus. La guerrière avait supplié Agile de lui permettre de rester dans sa chambre où mieux de garder la porte ou n'importe quoi. Mais il avait refusé rétorquant qu'elle était invitée et que son devoir était de venir et sa mission de représenter l'ordre avec honneur. Elle était ressortie penaude en traînant des pieds et était allée se faire habiller et coiffer. C’était chaque fois la même histoire, elle essayait toujours, se disant que peut-être à force d’insister, on la laisserait au moins mettre un pantalon. La dernière fois elle avait pris soin de renverser plein de vin sur sa robe pour avoir une excuse pour ne pas la mettre, mais Agile, ce fourbe, lui en avait fait faire une autre et lui avait remis en main propre avec un regard sévère qui ne laissait pas place à la négociation.

      Cette nouvelle robe était de la même couleur que le vin, la guerrière reconnaissait bien là son commandant. Les galons multicolores aux accents dorés, les manches boutonnée, l’ample jupe plissée, c'était bien jolie mais cette coupe qui mettait en valeur sa taille musclée n'allait pas arranger son malaise. Pire, quand elle se retrouva face au miroir, elle trouva le décolleté bien trop osé et remonta un peu sa tunique sur sa poitrine quitte à ce qu’elle dépasse plus que de raison. Il veut se débarrasser de moi ou quoi ? Une camériste était venue tout spécialement pour l’aider à se vêtir et à se coiffer, étant donné que son écuyer ne pouvait décemment pas le faire, sans compter que boutonner des dizaines de minuscules boutons dorés n’était pas franchement sa spécialité. Elle fut donc obligée de rester immobile pendant des minutes qui lui parurent des heures. Bien trop longtemps pour une femme telle que la Sombrebois, aussi, lorsque la servante noua les lacets de la ceinture de cuivre ciselé autour de sa taille, parachevant son œuvre, elle se sentit tellement libérée qu’elle voulut bouger beaucoup trop vite, se prit les pieds dans la robe et tomba lourdement. Elle resta allongée un bon moment face contre terre sans bouger à ruminer son état et cette ignominie nommée robe, avant de se relever enfin, si bien que la jeune fille venue l’aider s’inquiéta et se prit les foudres gratuites d’une Solène furibonde.

      __ Je dois encore vous coiffer ma dame. »
      __ Manquait plus que ça... »


      La jeune femme s’assit devant la coiffeuse et eut une forte envie de mettre un coup de tête dans le miroir. Elle songea un instant que si elle faisait ça, il y avait des chances pour qu’elle s’ouvre le front et qu’agile soit obligé de la laisser dans sa chambre parce qu’elle serait véritablement imprésentable. Elle hésita. Mission Solène, Mission. Elle soupira et laissa la camériste la torturer de nombreuses, trop nombreuses, trop longues minutes encore. Elle lui fit quelques fines tresses parées de rubans lit de vin verts et dorés rappelant sa tenue qu’elle ramena ensuite vers l’arrière en enroulant la chevelure de la blonde sur elle même piquant tout un tas d’épingle avant de laisser les longueur s’écouler le long de son dos. Libérée, Délivrée ! Elle se leva, manquant de renverser la chaise, mais fut plus prudente dans ses pas que la première fois, puis, une fois constaté qu’elle avait l’air d’une… femme, vraiment, de manière tellement ostentatoire que ça lui donna soudain la nausée, elle congédia la patiente jeune servante en la remerciant à peine tant elle était mal à l’aise. Lorsqu’elle ne portait pas ses armes, elle se sentait comme nue et sans armure, elle avait l’impression d’être déguisée.

      L’avantage d’une robe, le seul, en dehors du fait de pouvoir faire ses besoins sans montrer ses fesses, c’était qu’elle pouvait dissimuler sa dague. En rabaissant ses blancs jupons après avoir attaché sa dague à son mollet, la grande blonde eut un petit sourire satisfait et se sentit suffisamment forte pour sortir de sa chambre dans une telle tenue. Seulement sa démarche avec ces chaussures inconfortables au possible et tout ce tissu autour de ses jambes n’avait rien de bien féminin. Elle s’arrêtait tous les deux pas pour essayer de remettre de l’ordre dans sa jupe. Puis elle finit par se souvenir qu'elle pouvait marcher normalement, presque comme avec son armure, mais que c'était simplement plus léger. Gauche droite, gauche droite, tu vas y arriver Solène ! Gauche droite, aille ma cheville… je crois qu’il faut que je marche plus lentement. Elle descendit l’escalier menant à la grande salle sans problème, en revanche, elle manqua de s’étaler de tout son long sur les quelques marches qui montaient à la salle du banquet. Elle avait oublié de soulever ses jupes.

      La chevaleresse ne goûtait guère les banquets et autres réjouissances, elle s’y ennuyait le plus souvent à en mourir n’ayant pas beaucoup de conversation, en tout cas pas de celles qu’on aime écouter pendant qu’on mange et qu’on festoie. Les siennes tournaient presque exclusivement autour de l’entrainement, du métier des armes, de la voie de la chevalerie, du courage de l’honneur, des chevaux éventuellement, des guerres passées, de la grandeur absolue de Néra, du Trimurti. Rien de bien réjouissant pour la majorité des convives. Même les autres Chevaliers de l’Ordre de la Rose ne cessaient de lui rappeler qu’elle n’était pas drôle et encore moins avenante. Aussi, elle arborait un visage fermé et ce, même alors que tout le monde s’extasiait devant le spectacle magnifique avec l’oiseau humaine sortant de sa boite.

      __ Non merci. »

      Solène essaya de rattraper sa coupe, mais c’était trop tard, le jeune homme avait commencé à la servir et elle manqua de la renverser. Elle essuya bien vite les quelques gouttes de vin qui avaient giclées sur sa main, Agile ne lui pardonnerait pas de salir à nouveau une robe. D’ailleurs il l’observait du coin de l’œil. Elle baissa les yeux et se répéta. Ton devoir est d’y participer et ta mission d’y représenter l’ordre avec honneur Elle avait envie de pleurer. Elle pouvait honorer l’ordre de la Rose, le Duc de Néra et Agile autant qu’ils voulaient sur un champ de bataille ou une lice de tournoi ou d'entraînement, ça elle savait faire. Mais se conduire comme une dame à la cour d’un duc ou d’un comte, entretenir des conversations frivoles ou plus poussées sur l’art ou les lettres, sourire et dissimuler qui elle était, de tout son être jusque dans ses tripes, une guerrière. Ça elle ne savait pas faire. Elle se sentait démunie et la peur de décevoir tout le monde l’assaillait. Elle ferma les yeux en ravalant ses larmes et soupira longuement. Puis, dardant un glacial regard bleu-gris dans celui de son acolyte, elle rétorqua :

      __ Tout le vin que tu bois finira par te tuer, Philip. Mais soit, je bois à la santé de notre hôte qui nous a offert un si beau spectacle et tant de victuailles qu’on pourrait nourrir le peuple d’Evalon pendant un mois avec tout ce que nous avons déjà englouti. »

      La grande blonde avala tout le vin d’une traite et reposa brusquement son verre. Si elle avait fait une gaffe, elle n'en avait pas conscience. Alors, innocemment, elle posa les yeux sur l'oiseau dont il était question. Beau ou non, elle ne savait pas, mais il était maigre et malgré son sourire de façade, quelque chose la mettait mal à l'aise. Elle tenta un sourire qui sonnait faux et dit :

      __ Vous avez magnifiquement bien dansé. »

      En tout cas, c'était ce qu'il lui avait semblé au vu des regards émerveillés de l'assemblée. Mais Solène n'y connaissait rien et n'entendait pas grand chose à l'art, ni à la danse. L'histoire était tirée par les cheveux, la musique un peu envoûtante et les mouvements souples étaient intéressants à observer car très différents de ceux qu'elle avait l'habitude de voir ou d'exécuter.
      Re: Le vol du phénix ─ Jeu 8 Nov - 19:33
      Idir Alvarez
        Idir Alvarez
        Danseur
        Le tout, c'était de rester impassible. Sourire, à travers l'épuisement et la faim, n'écouter rien de ce qui se disait, faire comme s'il n'était qu'un animal bien dressé, une figure dans le décor, juste là pour faire joli, pour l'agrément du regard et des convives. Pourtant, alors qu'il se penchait vers la chevaleresse pour lui tendre sa coupe pleine, Idir ne put contenir un rictus amusé, et un éclat de rire fila dans ses yeux mordorés. Il se mordit les joues pour ne rien montrer de son hilarité, et se concentra plutôt sur la précision de ses gestes afin de ne répandre pas une goutte de vin sur la belle robe de la demoiselle.

        Il ne croisa pas son regard, toutefois, le gardant ostensiblement baissé, comme il se devait, et savoura avec un malin plaisir le léger instant de malaise qui suivit la déclaration. Visiblement, qu'on rappelle à l'aimable compagnie ce que coûtait leurs agapes n'était pas du goût de tous et leur gâtait l'appétit. Eh bien, tant mieux ! Cela ferait plus de restes pour les domestiques, et peut-être pourraient-ils espérer faire un repas convenable, après cela.

        Lorsque l'on se fendit d'un compliment à son égard, Idir s'autorisa un sourire poli et s'inclina profondément dans un salut gracieux comme un pas de danse. Il gardait les yeux baissés, comme on le lui avait enseigné, feignant une humilité de façade qui cadrait mal avec cette sorte de grâce très altière qui était la sienne.

        - C'était qu'il me fallait être à la hauteur du public du soir, répondit-il d'une belle voix chargée d'inflexions étrangères.

        Ces quelques mots convenus, lâchés comme un compliment modeste, lui donnaient un mauvais goût dans la bouche, comme à chaque fois. Il sentait le regard de son maître lui inciser les omoplates, guettant chaque geste, sans rien laisser passer : cela ne l’émouvait en rien parce que c'était là l'ordinaire, mais c'était toujours aussi désagréable. Heureusement, l'épuisement et la faim le plongeaient dans une sorte d'état second tout à fait confortable qui avait le mérite de lui faire oublier que le temps était bien long, et qu'il n'avait envie que de vider quelques cruchons et de se pouvoir s'allonger ailleurs que dans une malle exiguë.

        A quelques pas de lui, Baldasar se rengorgea comme si cela lui avait été destiné et chassa l'esclave d'un signe de main, lui tournant le dos.

        - Cela me va droit au cœur, ma dame, dit le mellilanais en s'inclinant à son tour. Il m'est heureux de savoir que mes modestes moyens ont suffi à votre agrément.

        Idir leva vaguement les yeux au ciel en entendant le ton obséquieux du mestre, trop heureux de s'attirer les bonnes grâce d'une autre mécène potentielle, et profita de ce qu'il était occupé à flagorner pour s'emparer subrepticement d'une poignée de dragées. L'objet du délit disparut dans une manche, puis fut glissé dans la longue ceinture d'étoffe qui lui ceignait la taille, au milieu des plis larges où flottait son corps maigre.

        - Mais dites-donc, reprit le chevalier qui avait insisté pour que l'on serve sa comparse, comment donc ce drôle a-t-il réussi à rentrer dans ce coffre ? C'est qu'on doit y être à l'étroit là-dedans.

        - Je puis en faire la démonstration si tel est le souhait de votre seigneurie, répondit Baldasar en s'inclinant.

        Il claqua des doigts, et d'un geste impérieux, rappela Idir qui grimaça un sourire, tandis que l'on faisait apporter la fameuse malle près des tablées. A en juger par l'état d'ébriété des convives, il ne se passerait guère long avant qu'on lui demande d'en faire de même dans d'autres récipients incongrus et fort exigus, et moins long encore avant qu'on lance les paris sur sa personne. De l'argent qui passait de main en main, il n'en voyait jamais la couleur, bien évidemment, parce que le mestre empochait tout : il gagnait souvent, en vérité, et l'on se méprenait souvent sur l'aptitude d'Idir à se glisser n'importe où, autant que sur celle de Baldasar à se montrer sans pitié quant à la souplesse articulaire de son esclave.

        De fait, il remonta ses manches sur ses bras ligneux et entreprit de se glisser dans le coffre ouvert, ce qui était autrement plus aisé à présent qu'il n'était pas enveloppé de ce fichu manteau de plumes qui prenait tant de place. Fort heureusement pour lui, Idir était plutôt petit, et il n'eut aucune difficulté apparente à disparaître totalement en se recroquevillant sur lui-même. Baldasar eut la magnanimité de lui appuyer fortement sur la tête, et referma le couvercle dans un claquement, avant de s'asseoir dessus, croisant les bras sur sa poitrine avec une expression victorieuse.

        - Voici comment l'on procède, messire, et je puis vous assurer que ce n'est qu'un jeu d'enfant, pour lui. J'ai hésité à le transporter dans une amphore pour qu'il ne s'échappe, en vérité, parce que vous savez bien comment sont les tassiliens : des anguilles, ces gens-là, et je puis vous jurer qu'ils ne sont point faits comme nous.

        Il tapota le bois peint avec satisfaction, tandis que l'on s'esclaffait à grands bruits.
        Re: Le vol du phénix ─
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