Après la mort de sa femme, Antoní n’était pas au bout de ses peines pour assurer sa descendance. Atalanta ne parla que très tard, ce qui terrifia d’abord son père. Cependant, elle grandit ensuite sans trop de problèmes et ne semblait pas avoir hérité des problèmes de santé de sa mère. C’était une jeune femme intelligente, sportive, curieuse et ne demandant qu’une chose : qu’on lui foute la paix. Au grand damn de son père, elle refusait catégoriquement de se marier. Elle n'entretenait pas beaucoup d’amitiés, et la plupart étaient épistolaires. Elle n’était pas non plus intéressée par la gestion de son territoire. La seule chose qui la passionnait était l’étude de la minéralogie et de la géologie des montagnes, ce qui n’avait pas grand intérêt pour diriger un domaine, même un domaine en altitude. Son père en venait à se demander s’il devrait la marier de force, alors que cette idée même le dégoûtait, quand Atalanta tomba malade.
Pendant presque deux mois, elle fut victime de crises d’épilepsie violentes, de maux de têtes insupportables et même de moments de cécité. Elle prit conscience qu’elle pouvait mourir et que sa mort signerait la fin des Montarctò, probablement la chute de la région dans une quelconque main avide, qui raserait les forêts de sapins et épuiserait la montagne. À toute chose malheur est bon, la première crise de sa longue maladie la convainquit de se marier. Elle choisit pour ça le quatrième fils d’un petit seigneur de la région de Teruel, un jeune homme dans ses rares amis qui n’aurait jamais pu avoir une quelconque forme de pouvoir autrement.
Ils s’étaient rencontré une fois quand Timoteu était venu avec son père et son frère négocier les prix de l’argent des Montarctò. Timoteu était un jeune homme facile à vivre et plein de ressources, assez curieux et sociable pour communiquer avec Atalanta. Sa famille désargentée le laissa partir sans aucun regret et Antoní se rendit vite compte qu’Atalanta ne l’avait pas choisi que parce qu’ils s’entendaient bien.
Il était enthousiaste à l’idée de gérer la seigneurie, il voulait apprendre auprès d’Antoní l’administration politique et économique. Sa femme lui laissait le pouvoir exécutif, ce qui lui permettait à elle de faire ce qui lui chantait. Quand il mourut, Antoní laissa derrière lui sa fille toujours en train d’étudier les cailloux et Timoteu, dévoué et volontaire, aux commandes. Celui-ci ne bougea pas d’un iota par rapport aux politiques de tous les autres Montarctò avant lui. Il dirigea avec la même prudence et mesure que ses prédécesseurs, et bientôt plus personne ne le considéra comme un étranger.
Ce qui n’était au départ pas un mariage d’amour se teinta d’une tendresse qui grandit avec les années. Atalanta n’eut pas les mêmes difficultées que sa mère, elle accoucha sans problème. Dans l’ordre, naquirent Soléa, Cèsar, Màxim, Calliste, Blaise, Isabeau, Ismen et Raimon. Cèsar, Ismen et Raimon ne passèrent pas cinq ans. Isabeau était morte-née.
Des enfants qu’Atalanta vit grandir, Màxim était indiscutablement celui qui lui ressemblait le plus. Comme elle, il parla tard, et quand il se mit à parler, il parla peu. C’était un enfant doux, timide et solitaire. Au fur et à mesure qu’il grandissait, il montrait de plus en plus le comportement prudent des Montarctò et la passion pour les sciences de sa mère.
Dès son plus jeune âge, il l’accompagnait en montagne. Il connaissait comme sa poche les sentiers sur les crêtes et les lacs cachés dans les hauts plateaux. Il savait distinguer les différents types de roches, les espèces animales et végétales. Ils partageaient une soif inépuisable de savoir, ils s’étaient lancés tous les deux dans la même quête pour observer, décrire et comprendre le monde autour d’eux.
L’enfance de Màxim et la famille d’Atalanta et Timoteu, outre les décès de ses frères et soeurs, fut heureuse. Ils furent éduqués au grand air, gambadant presque librement dans le bourg de Castell-lò-escarpa, accompagnés de quelques amis et de leurs énormes chiens de bergers. Le chenil des patous des Montarctò, qui occupait le coin sud de la cours du château, était l’endroit préféré de Màx. Il vouait -et voue toujours- une affection sans limite à ces gros chiens blancs. Il les connaissait tous par leurs noms : Fidèle, Beau, Prudence, Courage, Hardi, Constance, Fanfaron, Douce… C’était des bêtes adorables, élevées pour protéger les enfants, mais joueuses et câlines. Les patous étaient moins durs à comprendre et à supporter que les enfants de son âge.
Son caractère tendre l’empêchait de beaucoup aimer la chasse, bien qu’il fut plutôt bon. Il appréciait le tir à l’arc tant que la cible n’était pas vivante. Il aimait passer les mois les plus chauds d’été avec les bergers, tranquille dans les pâturages. Les longues journées de marche ne le dérangeaient pas, bien au contraire. Il s’entendait très bien avec ses frères et soeurs, bien qu’étant le plus calme des quatre. Il avait aussi quelques amis dans le bourg.
C’était un vieux clerc, le père Léo, qui se chargeait de l’éducation des enfants. C’était un homme pieux qui avait fui les cours tapageuses de la capitale pour trouver le repos de l’âme en Laïerdan. Personne ne lui enlèvera son mérite : il essaya d’éduquer Màxim comme un seigneur. Mais le cadet des Montarctò était si désintéressé par la politique, déprimé par les finances et emmerdé par l’administration que ses parents consentirent vite à ce qu’on abandonne. Ce n’était pas l’héritier, Soléa avait une santé de fer et Màx savait ce qu’il voulait.
Sa vocation se manifesta très tôt, au point que certain pensait que ça lui venait de l’une ou l’autre des divinités du Trimurti. Là où Atalanta se passionnait pour l’inanimé et le minéral, Màxim voulait comprendre en détail le corps et ses défaillances. Qu’est ce qui lui inspira cette passion ? Peut-être était-il entrainé par les médecins de légendes, peut-être était-ce son bon coeur qui se révoltait de voir autrui souffrir ? Lui-même répondrait très modestement qu’il ne se voyait simplement pas faire autre chose.
C’était un élève assidu et sérieux, qui restait tard le soir pour lire dans la bibliothèque de Castell-lò-escarpa. C’est une des plus grandes et des plus belles pièces du château. Les superbes vitraux en verre de Néra jetaient des taches de couleurs vives sur le sol et les étagères en fin de journées. Une imposante mezzanine en bois de chêne accueillait les ouvrages les plus précieux ainsi que des grands fauteuils tendus de bleus et de gris (les couleurs de la maison) où Atalanta aimait faire la lecture à ses enfants. Chaque enfant avait sa place habituelle où il aimait lire. Soléa, l'aînée, trônait dans le grand fauteuil sur la mezzanine. Màxim s’installait à une des grandes tables en bois vernis, avec une bougie, de l’encre et du papier, et généralement un chien couché à ses pieds. Calliste, la troisième, se lovait dans l’alcôve d’une des fenêtre qui donnait sur le précipice en bas du château. Blaise, le benjamin, aimait jouer couché sur le plancher et enquiquiner ses aînés en lançant de temps en temps des jeux de mots improbables, sortis de nulle part.
Màxim rentra rapidement en apprentissage avec le médecin de la famille. Il l’accompagnait partout, le suivait à la trace et le bombardait constamment de questions. Le pauvre vieux toubib dû replonger dans les livres de fac qui prenaient la poussière dans sa bibliothèque pour satisfaire l’appétit de son élève.
Puis vint le temps où Màxim ne pu plus se contenter des connaissances limité de cet homme en particulier, bien qu’il l’aime et le respecte beaucoup. Il commença alors, vers quinze-seize ans, une longue quête pour la vérité.
Il décida de se former aussi auprès des barbiers et des guérisseurs. Quelle ne fut pas la surprise quand la vieille sorcière qui habitait à l’orée du Bois-des-Lièvres de voir débarquer le fils du seigneur, un carnet et une plume à la main ! Il relevait tout, interrogeait tout, notait tout. Il noircissait des livres entiers de fiches comparant les techniques et les savoirs. L'obsession de tous les épidémiologiste vivait en lui : comment savoir si un traitement est bon ? Comment savoir si un traitement est le meilleur ? Il cherchait des réponses dans la clinique, dans les statistiques, même dans l’Histoire. Comment classer les maladies ? Il essaya plusieurs méthodes. Avec l’aide de la sorcière -qui n’était jamais qu’une apothicaire et une maïeuticienne avec une verrue sur la joue-, il entreprit de cataloguer toutes les plantes de la région et leur utilité. Avec le barbier, il apprit comment couper la chair sans la massacrer, comment faire en sorte que le patient ne souffre pas trop.
La première grande peur de Màxim fut le moment où il dut quitter le Laïerdan pour l’université de Myrrhe. On avait pensé un moment à le faire entrer dans les ordres, mais les Montarctò étaient avec la foi comme avec beaucoup de choses : privés et secrets. Ils sont pieux, mais de manière personnelle, en leurs âmes et consciences. Ils n’ont aucune affinité pour les grandes célébrations et les congrégations. Màx irait donc à la faculté plutôt qu’au séminaire.
Et quelle ne fut pas la surprise de Màxim, élevé dans la tranquillité du Laïerdan, par sa mère et ses maîtres dans la recherche sérieuse et laborieuse de la vérité, de découvrir ce qu’était vraiment une faculté de médecine.
Le premier jour, il s’était levé tôt pour avoir une bonne place en amphithéâtre. En arrivant, il s’était mit tout devant, mais il se fit la réflexion qu’avec sa stature, il gênerait les deux-trois rangs derrière lui. Il se déplaça donc et s’assit sur le côté de l’amphi, au milieu, à côté d’un jeune homme à la peau hâlée et au visage fin.
La première demie-heure du cours fut exactement ce qu’il voulait : une masse d’informations ridiculement précises. Mais, au bout de quarante minutes, on entendit un grand bruit dans la cour de la faculté et les portes de l’amphithéâtre s’ouvrirent violemment. Une vague d’étudiants déguisés, travestis et barbouillés se précipita en hurlant comme des sauvages. Le professeur soupira et s’assit sur son bureau, l’air d’attendre que ça passe. Ils grimpèrent sur les tables, toujours en beuglant, puis se turent, semblant attendre quelque chose. Le meneur, un grand jeune homme blond, prit une grande inspiration, et, du tréfond de son abdomen :
“MOOOOI, J’AIM-EUH LES BIZUTHS !”
et tous les autres de répondre d’une même voix, comme un choeur d’église :
“MOOOI, J’AIM-EUH LES BIZUTHS !”
Et le blond :
“PARC’QU’Y Z’ONT DES BONS P’TITS CULS !”
Et l’amphithéâtre :
“PARC’QU’Y Z’ONT DES BONS P’TITS CULS !”
“ET QUE LES BON P’TITS CULS C’EST BON !”
“ET QUE LES BON P’TITS CULS C’EST BON !”
“SURTOUT AVEC MA BITE AU FOND !”
“SURTOUT AVEC MA BITE AU FOND !”
D’un côté, Màxim était impressionné par la capacité de meneur que montrait le blond. Sa voix résonnait dans l’amphithéâtre comme un soliste dans une cathédrale. Il se tenait droit et fier, comme élevé et porté par les traditions carabines dont il se sentait dépositaire.
D’un autre : mais c’est quoi, ce bordel ?
La chanson de bienvenue finie, une deuxième vague arriva par les portes de derrière de l’amphi. La moitié portait des poules, visiblement paniquées, qu’ils libérèrent dans les rangs et qui se dispersèrent en volant et criant. L’autre moitié avaient des sacs et se mirent à balancer le contenu sur les nouveaux arrivants.
D’abord, ce fut de la nourriture, ce que Màxim trouvait très dommage dans le sens où des gens mourraient de faim. Il tenta de rester digne alors qu’un barbu portant une jupe lui écrasa un oeuf sur la tête avant d’y ajouter de la farine. Il s’estima heureux en voyant que le côté gauche de l’amphi était sous leurs tables en train d’essayer de se protéger de ce qui était définitivement des jets de crottins de cheval. Puis atteri sur son visage un poumon de boeuf. L’organe flasque et gluant retomba sur son bureau et Màxim réalisa avec horreur; c’est beaucoup trop petit pour être du boeuf.
Une fois que l’amphithéâtre et ses occupants furent dégueulassés du sol au plafond, traumatisés et puants, et que les poules finissaient de s’enfuir, le professeur ré-apparut. Il avait visiblement fui le carnage au bon moment. Il se contenta d’un laconique :
“Eh bien… Ça vous donne le ton.”.
Màxim passa sa première année à éviter de se mêler aux affaires bizarres des carabins de Myrrhe. C’était toujours une bête de travail, sa petite chambre à l’internat encombrée par les livres et les carnets. Ses professeurs n’avaient à se plaindre que de ses retards aux cours de huit heures, quand il avait du mal à se lever, et du fait qu’il les bombardaient de questions à la fin des cours. Il se lia d’amitié avec Aymen, son voisin d’amphithéâtre, un garçon brillant d’origine Tassilienne, plus social et moins ennuyeux que Màxim.
Il se fit, au cours de sa troisième année, un ami improbable de Sylvain, le blond meneur de bande. Màxim fut extrêmement surpris quand celui-ci exposa en amphithéâtre son projet de créer un système de tutorat pour les premières années qui peinaient à suivre les cours. Sylvain changea du tout au tout son opinion sur Màxim de Montarctò, le pire snob conservateur de l’histoire de cette fac, quand il bondit de sa chaise, intégralement rouge, pour proposer de se charger de la physiologie. Le duo mal assorti, aidé par Aymen et certains autres, mena le projet à bien et s’attira l’approbation du doyen.
Un soir de la fin de sa quatrième année, Màxim fut contraint et forcé du fait de sa position de major de promotion d’assister à un énième bizutage. Il était assit sur un espèce de trône (une chaise couverte d’une nappe) à la gauche de Sylvain, alors que le minor était à sa droite. Il devait visiblement être mal à l’aise, car Sylvain, coiffé d’une couronne en os de poulets et déjà complètement bourré, lui beugla dans l’oreille :
- FAIT PAS LA GUEULE, MONTARCTÒ, T’ES UN SEIGNEUR, T’AS L’HABITUDE D’ÊTRE SUR UN TRÔNE !
Màxim soupira sans répondre. Il avait expliqué des milliers de fois qu’il n’était pas le seigneur de Montarctò, ni même l’héritier direct, mais quelle importance dans cette fac ? Tout le monde l'appelait “Monsieur”, au point que les étudiants des autres années ne connaissaient pas son vrai nom.
Devant les “trônes”, un première année était agenouillé. Il avait devant lui une bassine remplie d’un litre de vin. Il devait finir la bassine. S’il vomissait, il devait vomir dans la bassine. Il devait dans tous les cas finir la bassine.
Aymen, les yeux vitreux, apporta une distraction bienvenue en parlant à Màxim :
- T’sais, j’crois qu’y a que deux types de médecins.
Màxim pencha la tête, signe qu’il écoutait :
- Les gens comme Sylvain pour qui rien est sacré. Ça finit par être des gros fils de putes qui maltraitent leurs patients. Et les gens comme toi pour qui… tout est sacré. Ça finit par être des psychopathes qui se tuent à la tâche. Dans tous les cas, on crève malheureux.
Sylvain, les ayant visiblement entendus, s’avachit sur le “trône” de Màxim, lui renversant sa bouteille sur les genoux au passage :
- Vous cassez pas le cul à réfléchir, les gars. On sera jamais la moitié de ce qu’ils veulent qu’on soit.
Puis le bizuth vomit, ce qui arracha un cri de joie tonitruant à Sylvain.
Màxim n’abandonna pas les (bonnes ?) habitudes qu’il avait prit en Laïerdan et ne se contenta pas de la faculté de médecine. Il continua à fréquenter les échoppes des barbiers et se mit aussi à apprendre chez les apothicaires. De plus, il s'intéressa à la maïeutique et suivi, pendant l’été de sa troisième à sa quatrième année, une des sages-femmes de Myrrhe à la trace. C’était un peu bizarre pour elle d’avoir ce géant silencieux comme élève, et il se fit régulièrement mettre à la porte des accouchements, mais elle dut reconnaître au bout d’un moment son sérieux et sa bonne volonté. Il était aussi foutrement utile quand il fallait de la force. Il s’entendait bien avec les autres élèves, aussi… les avantages d’être le seul garçon ? Il présenta l’une de ses camarades, Capucine, à Sylvain, quand ils tombèrent sur lui dans la rue par hasard. Niais comme il était, il ne se rendit pas du tout compte qu’il venait de changer deux vies.
Il y eut des mariages et des diplômes pendant qu’il continuait à se former à toutes les formes de médecine. Par le biais d’Aymen, il s'intéressa aux grands théoriciens Tassiliens, qui rayonnaient jusqu’à Eurate. Il commença une correspondance avec certains d’entre eux. C’était des gens fascinants, avec une approche rigoureuse et intelligente de la médecine. Leurs conversations auraient méritées d’être des livres à elles toutes seules.
Après son diplôme, obtenu brillamment, il retourna en Laïerdan. Ses études ne lui avaient pas permis de voir beaucoup sa famille et il fut dévasté de découvrir sa mère gravement malade. Toute sa famille lui avait caché ça dans leurs lettres, pour ne pas le perturber pendant ses examens. Les crises d’épilepsies et les maux de tête d’Atalanta s’étaient détériorés ces dernière années, elle était aussi presque aveugle. Elle souffrait horriblement, délirait et déprimait. Màxim ne pu pas faire grand chose à part la droguer pour la soulager. Il n’eut jamais aucune idée de ce qui avait touché sa mère, ni de s’il aurait pu le guérir.
Atalanta mourut une nuit d’août, entourée par son mari, ses deux filles et ses deux fils.