La réponse du mercenaire, si elle avait le mérite d’être claire, ne semblait pas satisfaire la gueusaille attablée, sans doute avide de bien plus qu’un peu d’argent perdu. Le dénommé Moot, grand type aux épaules larges, un docker assez connu de la rive droite, leva son doigt qu’il secoua de gauche à droite en grondant dans sa barbe. Apparemment, la réponse ne le satisfaisait pas le moins du monde.
- T’as d’la chance tu dis ? Moi j’crois plutôt que t’es un genre de sorcier !
Là, ce fut au tour des autres hommes à la table de regarder Moot avec suspicion. Mais la grande armoire s’expliqua en pointant du doigt l’oiseau à l’épaule du joueur incriminé :
- Regardez, il se balade avec une chouette ! Si c’est pas un animal de magicien, j’me coupe les doigts !
Il était de notoriété publique que les petites gens des villes et surtout des campagnes croyaient encore en d’anciens mythes à dormir debout, et craignaient plus que tout le surnaturel et l’ésotérique. Malheureusement pour le mercenaire, ces gens du commun foisonnaient partout en Eurate, et offraient une vision grotesque de ce à quoi pouvait ressembler la justice populaire.
Le second gredin acquiesça vivement du chef et s’empressa d’ajouter :
- Crésattva ! Mon cousin s’est fait ensorceler par un de ces types avec un oiseau sur l’épaule, parole ! Il a été malade pendant des semaines !
Le troisième, confiant, rajouta d’un ton sarcastique:
- Et si vous r’gardez bien, ses cheveux sont de la même couleur que son animal. Moi j’vous le dis, c’est un signe !
Les trois hommes étaient sur le qui-vive. L’un d’eux avait d’ailleurs déjà sorti discrètement un surin, le cachant sous la table, prêt à bondir au moindre faux pas. Tout semblait se tendre comme un muscle sous l’effort, quand soudain, une quatrième voix détourna l’attention des malfrats. Une voix grave, au léger accent posvanéen.
- Un signe de quoi ?
Ils tournèrent légèrement le visage vers celui qu’ils connaissaient alors sous le nom de Mika. Ils lâchèrent un soupir de frustration. Il n’était pas très aimé par ici, mais personne n’osait franchement l’embêter. Moot répondit quand même :
- Un signe qui concerne pas les gens du marais.
Mika posa la main sur le pommeau de l’épée pendant à son côté, et fit un quart de tour de la table avant de répondre.
- Et les gens qui peuvent te mettre dehors, Moot ? Je te signale que ce n’est pas la première fois que tu causes des remous ici. Bors t’accepte encore par amitié pour ta sœur, mais je ne suis pas Bors, rappelle-toi.
Moot lui lança un regard furieux. Puis il pointa l’homme à la chouette :
- Ce type est un sorcier ! Il a triché avec ses dons de voyant pour nous plumer aux cartes !
Mika roula des yeux, qu’il posa sur le jeune homme. Il devait avoir tout au plus atteint son quart de siècle, et si la chouette à son épaule était une ostentation des plus extravagantes, l’épée à son côté ne ressemblait pas du tout à une baguette magique. Il adressa à l’intention de celui-ci, sur un ton léger :
- Il semblerait que chaque personne à jouer avec Moot et ses gars se transforme en voleur ou en jeteur de sorts. Pratique, n’est-ce pas ?
Les esprits échauffés commençaient carrément à bouillonner. Mais aucun des trois hommes ne voulait se lever, ni piper mot. Moot était devenu presque pivoine, et les deux autres se lançaient des regards emplis de fiel.