Comme toujours après une bonne prise de bec avec sa tendre épouse, Ravasz allait au devant du calme et de la sérénité. Fort heureusement pour lui, les jardins impériaux recelaient des coins prodiguant ces deux vertus bien trop rares en ces temps troublés, et sa fille avait décidé de marcher avec lui. Il était agréable de se promener entre les fleurs dorées des forsythias et les lilas délicatement parfumés. Mais plus encore, Ravasz aimait marcher au côté de sa benjamine, Viktoria, qu’il n’avait plus eu l’occasion de voir pendant fort longtemps.
Il avait remarqué à son allure et à sa manière de se tenir qu’elle n’était déjà plus la même. En si peu de temps passé au service de son cousin, elle était devenue bien plus sûre d’elle encore, et passait chaque minute à étudier silencieusement une question dans sa tête. Ravasz, en l’observant ainsi, se rappelait ses longues soirées d’étude silencieuse, ces moments privés où il était seul face à un problème, et refusait de dormir tant que sa solution n’avait pas éclaté au grand jour. Voir sa fille ainsi se comporter lui apporta une étrange satisfaction, et le fit légèrement sourire, alors qu’ils évoluaient entre arbustes et fleurs colorées.
Soudain, Viktoria brisa le silence. Ils continuaient néanmoins de marcher, le baron se tenant l’avant-bras dans son dos, bien droit et avançant méthodiquement. A cette question plus que légitime, il répondit :
- Ton cousin a toutes les chances de devenir le futur empereur. Il est âgé, respecté de ses vassaux, et c’est un formidable chef militaire, comme l’étaient son frère et son père. De plus, il a de l’ambition, et les hommes et femmes possédant cette qualité manquent autour de la table. Théodore de Boisnoir est trop jeune et inexpérimenté, Courage de Néra est certes un excellent candidat, mais il a tendance à préférer l’ombre à la lumière. La duchesse de Mellila ne semblent pas se préoccuper d’accéder à la dignité impériale, mais il est à voir si ce n’est pas simplement un jeu de plus. Non non, Ferenc a toutes ses chances, dans cette élection.
Il s’arrêta près d’un arbuste précis. Il l’avait cherché, se demandant s’il y en avait au moins un dans les jardins du palais. Il sourit, se penchant au-dessus, et en huma le parfum : légèrement sauvage, il portait des notes subtiles dans l’air, rappelant le jasmin. Ravasz se tourna vers sa fille.
- Viens sentir celui-ci. Ensuite, je te dirai son nom.
Il attendit que sa fille s’approche, puis il continua de répondre à sa question. Ravasz aimait les longues tirades, capables de capturer toute sa pensée du moment.
- Si ton cousin devient le nouvel empereur, alors attends-toi à ce que la résonance de notre nom change à jamais. Les Bátor deviendraient la famille impériale, du moins pendant le règne de Ferenc. Nombre de jeunes nobles viendraient te faire la cour, espérant toujours plus se rapprocher de la pourpre et de l’hermine. J’ai également pensé à obtenir des offices pour nous. Matvei pourrait faire un excellent garde du palais, ta sœur pourrait obtenir la dignité de légat… Et moi… Hé bien, moi, je brigue une place auprès de l’empereur. Pour l’aviser, le guider dans sa lourde tâche. Chancelier ? Chambellan ? Il me faut cette place. Je dois me trouver à l’endroit où se prennent les décisions.
Pour qui connaissait bien Ravasz, cela n’était pas simplement de la vaine ambition temporelle. Depuis la mort d’István, le baron avait vécu reclus dans son château, écarté des prises de décisions, incapable de prodiguer le moindre conseil à un homme déjà bien entouré. Devant l’occasion de redevenir un homme de soutien pour sa famille, Ravasz reprenait quelques couleurs, et exhibait ses plus belles plumes. Cet office pouvait marquer sa renaissance, preuve pour le monde entier qu’il n’était pas encore ce vieillard aigri enfermé dans sa forteresse aux pierres grises et mornes. Une dernière chance, dans une vie entièrement dédiée aux siens.
- Cet arbuste, dont tu sens les fleurs… On l’appelle « arbuste de la victoire ». Un empereur lui donna ce nom après l’avoir découvert au soir d’une bataille. L’empire venait de repousser un ennemi puissant, et tout Eurate célébrait la victoire.
Il vint toucher le buisson d’une main calme.
- Lorsque je t’ai donné ton prénom, je me suis rappelé de la senteur si particulière de cet arbuste. Je ne m’en souvenais plus vraiment, mais je savais que son odeur était agréable. Je voulais que ma fille en porte la saveur dans ce qui la suivrait pour l’éternité.
Un fin sourire apparut sous sa barbe.
- Tu es devenue une femme magnifique, mais aussi attentive et intelligente. Et pour un père, crois-moi Viktoria, il n’est de plus belle victoire.