Histoire
Je suis née au printemps de l’an 1225 dans la belle ville d’Andales, capitale du comté de Baros. À cette époque, notre charmante contrée se portait on ne peut mieux ; les récoltes étaient généreuses, l’économie en plein essor et les naissances se multipliaient dans toutes les couches de la population. J’étais moi-même la troisième enfant du couple comtal. Mes frères, Hubert et Henri, n’étaient mes aînés respectivement que de trois et un ans.
Dans les années qui suivirent, Mère fit plusieurs fausses couches. Père en souffrit certes moins qu’elle, s’estimant déjà chanceux d’avoir eu deux fils et une fille, mais il éprouva tout de même un grand soulagement lorsque son épouse parvint finalement à mener une quatrième grossesse jusqu’à son terme. La petite Eugénie était née et la fratrie s'en trouvait encore agrandie.
Évidemment, je ne vécus pas les événements comme je viens de vous les résumer. Ma vie se résumait alors aux petits tracas et aux joies de l’enfance. Nous étions toujours nourris à notre faim et n’avions aucun problème matériel, la vie s’écoulant assez tranquillement dans le comté. Mon père n’était pas souvent là, plus occupé à administrer ses terres et à veiller sur les récoltes qu’à jouer avec sa progéniture, mais il ne nous manquait pas. Quant à ma mère, c’est elle qui nous instruisait. Elle réservait une attention particulière à Eugénie et à moi-même car nous nous devions d’apprendre les bonnes manières et à nous comporter selon notre rang. Les garçons pendant ce temps apprenaient tout ce qu’un bon noble doit savoir : la politique, la guerre et bien sûr, à Baros, la vigne.
Nous n’avions jamais connu rien d’autre et ce que nous avions nous comblait largement.
***
C’est autour de mes seize ans que ma vie changea brutalement.
J’avais mené jusque-là une existence douce et confortable, entourée d’êtres chers et d’une ribambelle de domestiques attentifs au moindre de mes désirs. Je ne pense pas avoir jamais été une peste à leur égard, comme l’était ma cousine Ermeline. Mais peut-être parce que j'étais habituée à tout recevoir sur un plateau, je n’étais pas non plus un exemple de bonté. Ma sœur Eugénie, contrairement à moi, était d'une générosité sans borne. J’éprouvais une pointe de jalousie chaque fois que le regard attendri de Mère se tournait vers elle, convaincue qu’elle était sa favorite. C'est que vous pouviez lui faire subir les pires tourments, la bonne petite Eugénie ne vous en voulait jamais. Comme je l'aimais, ma chère sœur !
J’étais en revanche moins proche de mes frères. Ils étaient tous deux très sérieux et avaient à cœur les valeurs de Père. Hubert avait alors dix-neuf ans et était destiné à devenir le chef de notre famille. Sérieux et droit comme il l'était, il ferait un bon comte de Baros. Henri, passionné par la viticulture, serait d’une aide appréciable à notre aîné, d’autant qu’au lieu d’entretenir une rivalité malsaine, ils s’entendaient tous deux comme larrons en foire.
Mais voilà, la chance finit par tourner. En l'an 1240, mes frères et Père étaient partis faire le tour du duché. Pour qui connaît l'histoire et s'en souvient, cette année fut marquée par une épidémie de malaria. Or mon père et mes frères avaient séjourné dans la région du Delta du Pô, connue pour ses rizières mais aussi pour ses zones marécageuses. Et qui dit marécages dit moustiques. Hubert et Henri furent tous deux saisis de violentes fièvres dans les jours qui suivirent leur départ de cette région. D'autres cas s'étaient déclarés et rapidement tout l'est de l'Empire fut contaminé. Les deux héritiers mâles direct du comté de Baros furent consumés par la maladie et, trop affaiblis pour accomplir le chemin du retour, ils s'éteignirent loin de leur foyer. Mère pleura tous les jours à partir du moment où nous reçûmes la lettre de Père. Ses larmes ne se tarirent qu'à la vue des corps déjà fanés de ses fils rejoignant les tombeaux de nos ancêtres. Dès ce jour, elle cessa de pleurer et nous n'osâmes plus prononcer leurs noms, de peur d'éveiller en elle des souvenirs douloureux.
Quant à ma vie confortable de jeune fille destinée à faire un mariage idéal pour la gloire de son honorable lignée, elle se vit considérablement bouleversée puisque la disparition de mes frères avait fait de moi l'héritière directe du titre de mon père. Je n'étais pas sotte et je sus m'adapter à la situation, me pliant docilement à mon nouveau rôle. Eugénie dut également se mettre en tête qu'elle ne pourrait pas rejoindre les ordres comme elle avait envisagé de le faire car c'était elle désormais qui devrait faire un beau mariage pour consolider nos liens avec d'autres familles. J'étais moi-même devenue indispensable à la gestion du comté et on comptait bien sûr sur moi pour me marier et avoir un héritier.
Un autre événement intervint dans notre vie quelques mois plus tard, qui eût été plus heureux dans d'autres circonstances puisqu'il n'était plus attendu : la naissance de mon frère Eusèbe. Alors que j'étais née sous des auspices favorables, lui-même voyait le jour au plus mauvais moment. Chétif et mal nourri en raison des mauvaises récoltes qui minaient les réserves de tout le duché, nous nous attendions chaque jour à le voir rendre l'âme Il grandit pourtant, condamné à garder une constitution faible mais doté d'une intelligence vive et d'une bonne humeur quasi permanente.
Eusèbe fut ma bouée de sauvetage. Chaque fois que je me sentais dépassée par ma condition ou les tracas quotidiens, je le regardais me sourire et je me surprenais soudain à rire avec lui.
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Le temps passa, la peine aussi, et des jours meilleurs vinrent.
J'avais vingt ans lorsque mon père me laissa les rênes du comté. D'aucuns dirent que j'étais trop jeune et que j'aurais déjà dû être mariée. Les autres savaient qu'il n'avait pas vraiment eu le choix : il était las et son esprit lui jouait de plus en plus souvent des tours. Il avait aussi contracté la malaria des années auparavant mais avait survécu. Sa santé en avait toutefois été affectée et il doutait désormais de tout, incapable de prendre des décisions.
Le choix qu'il fit de se retirer fut pourtant bénéfique à tout le comté. Ma jeunesse et ma fraîcheur ne gâtaient pas mes dons de persuasion et je me montrai assez lucide dans la gestion quotidienne des affaires pour gagner le respect de mon entourage. Le fait de pouvoir compter sur les conseils encore avisés de mon père n'y fut bien sûr pas étranger.
Enfin, cela faisait déjà trois ans et je m'étais presque habituée à mon rôle, je me préparais même à enfin me marier, lorsqu'un nouveau fléau ravagea les terres de l'Empire, au début de l'hiver de l'an 1247. Vous savez très bien de quoi je parle... Non ? Vraiment ?
... Eh bien, la peste, enfin ! Cette maladie maudite qui me ravit l'être le plus cher, mon merveilleux petit Eusebio ! Eusèbe, toujours rieur malgré ses quintes de toux, innocemment satisfait de nous avoir joué un tour en se cachant dans le jardin au mépris du vent d'hiver. Eusèbe, qui se serrait contre moi la nuit après avoir fait un cauchemar. Eusèbe, aussi doux qu'Eugénie, qu'il s'ingéniait à imiter jusqu'à lui voler ses bijoux pour lui ressembler encore davantage. Ils se ressemblaient tant, tous les deux...
Le corps d'Eusèbe fut brûlé, pour éviter que la maladie se propageât. Je n'ai même pas la consolation de savoir son petit corps maigrichon reposant aux côtés de ceux des frères qu'il n'a jamais connus. Nous avons juste gravé son nom sur une pierre tombale, qui pourrait aussi bien être un stupide caillou vu qu'elle n'abrite l'âme de personne.
Père mourut quelques semaines plus tard.
Son nom est à son tour parti rejoindre ceux de nos ancêtres. Il est désormais feu Hubert Louis de Baros, père de Hubert, Henri et Eusèbe de Baros. Ces quatre-là laissent derrière eux Alicia de Baros, épouse de feu Henri Louis de Baros et comtesse douairière, Héléna de Baros, comtesse, et Eugénie de Baros, héritière (provisoire) du comté de Baros (celle-ci n'est clairement pas faite pour devenir seigneur d'un comté).
Je suis désormais aux prises avec un comté ravagé, où la maladie a tout juste cessé de faire des victimes. Mais je sais que je peux y arriver, je ne suis plus une novice et le monde a tant changé que ma jeunesse ne compte plus comme une tare aux yeux de mes pairs. Cette jeunesse et une bonne santé m'ont d'ailleurs donné la force de résister aux malheurs.
On ne peut pas en dire autant de ma mère, hélas, qui est devenue à moitié folle et ne passe plus ses journées qu'enfermées à l'intérieur de la demeure familiale, brodant et se piquant les doigts chaque fois que ses mains se mettent à trembler.
Eugénie, fidèle à elle-même, essaie de se rendre utile en aidant les miséreux. Je pense que ça l'aide à oublier son chagrin. Je compte bien la marier au plus vite. J'ai bon espoir de l'unir à l'héritier du duché de Néra, pourquoi pas ? Non seulement cela redorerait le blason de notre vieille lignée, mais en plus cela lui assurerait un avenir meilleur.
Enfin, je dois penser à l'avenir du comté. Si je meurs, il lui faut un digne héritier. Eugénie est incapable de tenir ce rang, naïve comme elle est, et ça la rendrait malheureuse. J'ai bien des cousins et cousines qui lorgneraient ce rang s'ils n'étaient aussi occupés que moi à panser leurs blessures. Et de toute façon il est hors de question que le titre passe entre les mains d'une branche secondaire de la famille ! Je dois donc, moi aussi, me marier. Mes parents avaient déjà entamé les négociations avec une famille noble mais elles n'ont pas encore abouti, la guerre provoquée par les faits de la grande fête de Valsalace et l'épidémie les ayant interrompues.