Héléna rendit son sourire amusé au comte. Habituée aux manières parfois envahissantes des marchands, elle avait appris à les supporter et même à en tirer profit lorsqu’elle-même souhaitait négocier des prix. Il y avait pourtant des limites à sa patience et elle avait mis au point plusieurs stratégies pour fuir les conversations qui s’éternisaient.Les yeux gris du comte se fixèrent un peu plus sur elle tandis qu’il se disait enchanté de la rencontrer. Les circonstances qu’il évoqua pour excuser le manque de contact entre leurs deux comtés jusqu’à présent n’avaient pas besoin d’être expliquées. La jeune femme elle-même n’avait pas vécu une période facile et avait préféré se concentrer sur la gestion de ses terres. Elle était de ce fait fort mal placée pour juger son interlocuteur.
Lorsque le comte lui tendit un verre de vin, elle s’en saisit poliment et en huma les arômes d’un geste expert. Elle avait déjà eu l’occasion de goûter aux vins de l’île de Sairdagne. Elle n’avait rien à redire à la qualité de production des vignes de ces terres mais elle constatait une fois de plus qu’elle demeurait inférieure à celle de Baros. Et si le comté de la jeune femme produisait un vin unique, c'était en grande partie grâce à la qualité de son sol et de son climat qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs, et pas seulement grâce au savoir-faire de ses artisans. Néanmoins, sans le comparer aux productions barosiennes, le vin présenté par Audace avait bien sa place à la table des nobles. Héléna n’ajouta rien aux paroles du comte, se contentant de lever son verre avec lui. Elle but une gorgée puis sourit, signe que le vin lui plaisait.
"Je vois que contrairement à moi, vous avez préféré épargner cette soirée à vos proches. Eugénie n'est pas très friande des banquets organisés par les guildes."
La demoiselle eut un sourire gêné et prit la parole pour la première fois :
"Il est vrai que ce n'est pas vraiment ma tasse de thé. J'aurais aimé faire votre connaissance en d'autres circonstances, peut-être aurais-je alors eu la chance de rencontrer vos sœurs."
Héléna inclina légèrement la tête sur le côté, soudain pensive. Elle n'avait pas songé au fait que le comte avait effectivement deux sœurs. Si les jeunes filles de Haute-Lune étaient aussi bien élevées que semblait l'être leur aîné, elles pourraient peut-être lier connaissance avec Eugénie. D'une part cela ne ferait pas de mal à celle-ci, qui tendait à rester trop souvent confinée à la maison avec leur mère ou dans les hospices au chevet des malades. D'autre part, cela contribuerait à renforcer les liens naissants entre leurs deux familles.
"Eugénie a raison, bien sûr. Si vous le permettez, ce serait un plaisir de faire prochainement la connaissance de vos sœurs. Et puis ce serait certainement plus agréable de discuter dans un cadre un peu moins, disons, commercial."
Autour d'eux, les marchandages allaient en effet bon train.