Il fallait vite que Tódor sorte d'ici.
Mais afin de ne pas se faire remarquer, il devait se relever doucement, et lorsqu'ils regardaient ailleurs. Fort heureusement, ils étaient occupés à s'envoyer moult fions dans la figure, les gestes obscènes servant dès lors de lingua franca pour tous ces hères venus du Nord. A mesure que l'ambiance s'échaudait, le front du gérant gagnait en sueur, et chaque seconde le rapprochait de la conviction qu'il faudrait tôt ou tard appeler la milice.
Tódor regarda subrepticement les Posvanéens, alors qu'il se relevait avec nonchalance pour se diriger vers la porte d'un air innocent. Tout comme les perdants de Durdinis, ils menaient une existence misérable. C'est en se rangeant sous la bannière d'un homme d'exception qu'ils se sentaient appartenir à quelque chose de plus grand et de plus glorieux. S'il ne leur en voulait pas, il était néanmoins attristé de constater que ces gens étaient condamnés à vivre leurs vertes années à travers les ombres d'un autre, aussi imposant fusse-t-il. C'est plongé dans ses réflexions qu'il croisa un visage familier, et un long filet de sueur froide lui raidit le dos, car leur syeux se croisèrent, et la magie opéra.
C'était le fameux meneur, ce fanatique du Khöszoctone. Csábá, dit la Morille, un vieux tourbier qui avait servi un temps sous l'étendard des Bátor, lorsque les Khösz conduisaient leurs raids estivaux sur les marais. En certaines occasions, leurs chemins s'étaient croisés pour tendre des embuscades aux cavaliers les plus tenaces, ceux qui ne fuyaient pas devant les hordes de moustiques ou les bourbiers dans lesquels s'empêtraient leurs chevaux. En ces temps jadis, Csábá se vantait d'avoir été visité par le comte István en personne, alors qu'il était blessé, et que sa fièvre s'en serait allée juste après sa visite. Tódor n'avait pas osé lui dire que c'était bel et bien la fièvre qui avait rendu la visite du comte possible, car ce dernier n'avait pas pour habitude d'aller réconforter les blessés dans les tentes de soin...
Csábá beugla :
- Puterelle ! Les morts marchent !
Tódor était encore loin de la porte quand il sentit glisser sur lui tous ces regards ébaubis. Tant les Posvanéens que les Durdiniens regardaient dans la même direction, et l'ancien Paludéen jura dans sa barbe. Csábá le pointa du doigt :
- T'es censé être mort, capitaine...
Tódor voulut répondre quelque chose de spirituel, un petit trait d'esprit qui aurait à la fois détendu ses muscles et son âme, mais il resta aussi silencieux qu'une crypte. Un long malaise s'ensuivit, coupé par l'un des Durdiniens, la grande gueule qui avait porté haut le nom de Bjarkison quelques minutes auparavant.
- Change pas d'sujet, mangeur de tourbe.
Le ton de la voix et l'insulte peu flatteuse ramenèrent Csábá à ses premières préoccupations. Ses yeux débordaient de colère, et son gros doigt boudiné passa rapidement de Tódor au Durdinien. Il lui cracha :
- Toi on t'a pas sonné, t'as même pas su garder ton logis !
- On la ramène pas quand son comte est mort de la peste !
- Ha ! Parce que ton duc s'est pas fait ramoner l'fondement par les Thoréens ?
- Árpad le Pesteux !
- Hauer le Sottard !
Leurs litanies furent interrompues par une cruche en terre cuite éclatant contre la tempe de l'insolent Durdinien. Elle avait volé en silence à travers la pièce, pour finir par se briser sur le crâne du plus bruyant de tous ces chiabrenas. Si le geste était à prévoir, il était pourtant venu de la personne que l'on s'attendait le moins à voir agir ainsi.
Tódor avait lancé la cruche. En fait, il s'en était saisi dès qu'il avait entendu le nom de son défunt ami. Après coup, il se tança. C'était tout sauf raisonnable. Mais les Trois et son honneur en soient témoins, il n'aurait pas pu agir autrement. Alors que les regards se tournaient à nouveau vers lui, il se mit à reculer doucement vers la porte en levant progressivement les bras sur le côté, prêt à tous les dénouements possibles. Ce fut le plus logique qui se déroula.
Des beuglements braillards furent lancés dans la plus grande confusion, tandis que les deux camps se rentraient dans le lard en levant poings et tabourets. On mordait allègrement, on jouait du pied ou de la marave, à grands renforts de cris de guerre lancés sur ce champ de bataille en huis-clos. Le tavernier avait disparu de la circulation, ainsi qu'un bon nombre de voyageurs ne se sentant pas concernés par cette soudaine escalade de violence. Tous étaient pourtant pris à partis à présent, qu'ils l'aient voulu ou non, et plus aucune distinction n'était faite entre l'agresseur et l'agressé, dans ce bouillon brouillon.
Trois Durdiniens se liguèrent tout de même pour aller coller Tódor contre la porte, l'emppêchant lui et les autres de sortir de ce foutoir sans nom. Tandis que deux hommes lui tenaient les bras, un troisième tentait de lui envoyer ses poings dans la figure. Le Paludéen ne pouvait peut-être pas bouger les bras, mais il pouvait encore faire balancer ses jambes, qu'il usa de concert comme un cheval se cabrant pour catapulter le Durdinien aviné. Ce dernier tomba à la renverse, s'éclatant la tête contre le sol terreux de la taberna.
La bagarre devenait générale. Les deux Durdiniens restant collés contre Tódor se désengagèrent, avant de le frapper de toutes leurs forces. Ainsi bastonné, le Posvanéen sentait chaque coup l'affaiblir et le déstabiliser, tant et si bien qu'il ne put se défendre correctement. Prostré contre la porte, il essayait vainement de se défendre contre deux grands types le cognant de leurs genoux et de leurs poings, tandis que dans la salle, une véritable cacophonie étouffait les bruits des coups et les suppliques des vaincus.