Isabelle Menescalcir
Generosus equus non curat canem latrantem
Âge du personnage Née en 1228, elle a 20 hivers
Originaire de Croix des Espines
Vassalité : Comté de la Croix des Espines,
Baronnie de la Croix de Castris
Statut social : Citoyenne
Son métier : Maîtresse de poste aux chevaux,
cavalière, piqueuse, peigneuse,
prothésiste et chagrinière au besoin.
Caractère
Isabelle. Voilà le nom qui s’impose pour une cavalière. Il s’agit d’une des plus belles robes pour les chevaux. Un doré éclatant, parfois pommelé, cerné de ténèbres dans les crins et dans les balzanes. A sa manière, la fille de la Croix des Espines est tout aussi rayonnante par sa jeunesse et tout aussi sombre par sa mine renfrognée.
Troubler le silence pour y imposer sottement des paroles vaines regorge autant d’idiotie que de futilité. Ainsi, la cavalière parle peu. Et, si les animaux la comprennent, les hommes la trouvent discrète ; ou mutique, au choix. Elle laisse les commérages et les banalités aux gens de passages, aux bonnes femmes, aux ivrognes et aux vieillards.
Si on se rend au poste ce n’est point pour son amabilité, certes. Loin d’être débordante de sourire, elle est bien plus prompte à grogner comme le font ses chiens. Un brin taciturne, elle a tendance à avoir l’œil méfiant avec les étrangers et le juron facile avec les amis. En bien des points elle peut paraître rustre à la façon des gens de terre. Ce qu’on pense de sa manière d’être, elle s’en soucie peu. Par contre, qu’on critique sa manière de faire, elle ne le supporte guère. Ainsi elle distingue ceux qui tiennent palabre et ceux qui savent mener la barque.
Comme tout acte est intimement liée à des conséquences, elle sursautera au plus infime de vos faits et gestes, guettant maladivement la moindre minauderie inhabituelle. Constamment sur ses gardes, elle se méfie de vous sans pour autant passer pour une de ces créatures fragiles, dont le cœur s’envole à la première frayeur. Il n'y a pas de peur au fond de ses yeux. Juste une angoisse infinie et dévorante car nul ne connait vraiment le dessein des étrangers, des voyageurs et de tous ces anonymes dont la trogne se perd aux détours des routes et des sentiers de l’Empire d’Eurate. Et Isabelle se méfie autant de Sattva, de Rajas et de Tamas que des bêtes et des hommes.
Mais sous son attitude effacée, elle éprouve une certaine curiosité craintive pour les gens. Pour ceux qui viennent de loin, pour leur histoire et pour leurs vestiges d’humanité. Du haut de son jeune âge et de sa vie rangée, elle s’étonnera toujours de la capacité de ses semblables à surpasser l’insurmontable et de vivre avec des passés parfois plus lourds que le monde. La douleur regorge d’énigme : si elle ne nous anéanti pas, elle nous rend plus fort.
Son travail, c’est de soigner, atteler, dresser, nourrir et entretenir la poste. Ses chevaux représentent l'ensemble de son œuvre. Un ouvrage tissé d’éperons, de cuir et de crottins. Elle les aime, ses bêtes. Mais en ces temps troubles, nul besoin de s'étendre en niaiseries. Professionnelle, elle considère ses animaux comme des outils de travail. Si les jours deviennent plus sombres encore et que le désespoir gonfle comme la faim, elle se forcera à remplir ses instincts de survie et se nourrira de ses bêtes sans une larme.
Avec ses chevaux, elle est le maître absolu de son petit monde, car elle n’a encore que peu voyagé. Avec ses clients, elle devient aussi obéissante que les montures qu’elle a forgées. Toujours, elle besognera avec une discrète efficacité. Pour la plupart des gens de passage, elle restera la Boiteuse, l’infirme, celle qui n’a pas trop mal fini mais à qui il manque une guibolle. Rien ne détonne chez elle à part cette fragilité physique et sa tendance à être toujours sur ses gardes, un rien paranoïaque. Face au premier soupçon de danger, il faudra s’attendre à la voir bondir et se défendre avec toute la hargne d’un animal en colère. Physique
Oubliez les plus hautes montagnes ou les clochers des plus hautes cathédrale, dressée pour toucher les étoiles : la hauteur idéale pour se rapprocher des cieux est celle d'une monture. A mi-chemin entre terre et ciel. Ici, on la trouvera souvent perchée car là-haut, elle paraît si grande. A pied, elle est bien courte, presque petite. Et bancale.
A cheval, on le sait, on le voit, on le sent, elle est maître et serviteur, force et clémence, autorité et douceur. Son dos est droit, fierté de jeunesse, ses mains sales et noueuses accompagnent constamment les mouvements de l’encolure sans heurts, fiables et souples. Si concentrée, ses traits ne laisseront rien transparaître : il n’y a que dans le mouvement qu’on comprend l’extrême maîtrise que requiert sa profession.
Et il n’y a point plus versatile que l’opinion que l’on lui porte. Montée, elle inspire le respect ; le pied à terre, elle perd toute majesté. Emmitouflée dans son coupe-vent qui a connu grêle et sécheresse, et avec ses bottes en cuir d’un autre âge, elle ressemble à n’importe quelle autre paysanne en chausses. Un petit gabarit prêt à affronter tous les labeurs.
Et elle boite. On ne peut pas l’ignorer : c’est ce qu’on voit en premier lorsqu’on la voit avancer sans monture. Son infirmité saute aux yeux sans soulever la moindre pitié. Mettre un pied devant l’autre lui parait pénible. Non plus douloureux, mais présent au point de la faire trébucher à chaque pas. Parfois, on dit qu’il lui manque le pied droit. D’autre pense que l’os de cette jambe est simplement malformé ou brisé. Mais nul ne sait vraiment. Elle sait trop bien camoufler dans ses chausses ce dont elle n’a pas envie de se souvenir.
Elle tangue comme un bateau ivre, se balance d’une jambe à l’autre comme un vieux bougre sorti d’un mauvais comptoir. Et pourtant… Sa jeunesse surprend. Les traits encore frais de son visage sont le témoin d'une enfance à peine vécue. Encadré par des chevaux longs d’un blond triste où traine parfois un fétu de paille, son visage est celui d’un poupon. Des pommettes hautes sous des yeux d’un brin morne. Une petite bouche aux lèvres abimées à la mi saison, quand le froid revient et que le vent est mordant, sont comme un caché de cire qui ne se descelle de pour tenir un jargon équestre.
Isabelle aurait pu être une jolie petite chose. Mais elle est avant tout une brave enfant de la Croix d’Espine : elle vit tellement avec ses bêtes qu'elle a fini par prendre la même odeur, par se couvrir de la même crasse et par partager la même rudesse de corps et de caractère.
Histoire
Le vent hurlait lorsque qu’une grande stature encapuchonnée pénétra dans l’auberge vide. On rabattit et cloua la porte derrière lui afin d’étouffer le vent. Or dans les bras de l’homme quelque chose s’époumonait toujours.
L’homme venait de la Baronnie de Montillat mais il n’avait rien d’un émissaire. Sa cape dégoulinait de crachats de neige plaqués sur lui par la tempête. Il avait marché à pied jusqu’à la bâtisse située à la lisière du bois, au Sud de la Baronnie de la Croix de Castris qui servait de poste aux chevaux, un nourrisson dans les bras. Le temps était d’une virulence et d’une tristesse qu’on aurait préféré penser qu’il n’y trainerait pas un petit être sur la route ce jour-là.
N’eut-il point fait un pas qu’une femme s’avança vers lui pour lui prendre l’enfançonne des bras, débordante d’un instinct maternel qu’elle n’avait guère pu expérimenter jusqu’alors. Le petit bout d’humain était froid comme une pierre et continuait à crier. Le propriétaire des lieux descendit en trombe des escaliers, réveillé dans son sommeil.
— Hamelin ? Que fais-tu ici ? lança-t-il, sur le qui-vive.
— Du calme, Orderic. Veux-tu bien servir quelque chose à boire à ton vieil ami ? répondit l’arrivant en rabaissant son capuchon.
Immédiatement, le propriétaire de l’établissement sembla rassuré et descendit les marches, guettant du coin de l’œil son épouse qui arrivait à calmer l’enfant en l’emmitouflant dans son propre gilet. Il alla remplir un gobelet avec un peu de soupe qui barbotait au fond d’un chaudron sur l’âtre qu’il fallait raviver. Ce n’était pas une période d’opulence : après la seconde dévaluation de la monnaie, l’alcool était réservé à ceux qui avaient le sou.
— Il est à toi, ce chiard ? grogna Orderic en posant le gobelet sur le comptoir et en désignant du doigt l’enfant blotti dans les bras de sa compagne.
— Non, l’ami, lança Hamelin avec un œil complice avant de laisser tomber : C’est le vôtre.
Le silence glaça cet instant. Celle qui portait l’enfant s’avança, soudainement avare d’explications.
— Notre enfant ? répéta-t-elle la gorge serrée.
— C’est une petite fille. Elle est sans famille, elle est sans argent et vous je vous sais sans enfants.
Les époux échangèrent un regard qui en disaient long. Des années qu’ils essayaient d’enfanter. Mais à chaque fois que Malorsie avait vu son ventre s’arrondir elle finissait par mettre au monde des morts. C’était de famille : les sœurs de la jeune femme étaient victimes de la même malédiction. Et la dernière fausse couche datait d’il y a quelques semaines à peine.
— Ecoute, Olderic, reprit le voyageur, je sais que tout ceci est précipité, mais vous allez vous faire vieux, un jour. Et qui tiendra la poste quand tes os bourrés de géhennes seront trop fragiles pour supporter ta carcasse ? Ce ne sera peut-être jamais ta fille par le sang mais elle pourra se marier avec un garçon qui reprendra ton affaire.
Pour Malorsie, c’était la première fois qu’un petit être si minuscule se tenait dans ses bras. Depuis qu’il argumentait, elle ne l’écoutait plus. Elle avait trop prié Sattva, le dieu créateur, pour un jour donner la vie. Et c’était la vie qui venait à elle. Alors, seul existait ce petit bout d’avenir. Qu’importe ce que cela impliquait, elle voulait bien mentir. Dire qu’ils avaient conjuré le mauvais sort en priant les Trois et à force d’offrande. Raconter comment elle avait vu son ventre s’étirer et ses jours rallonger. Et la douleur da parturition, elle la connaissait déjà bien. Alors elle commença à secouer vivement la tête en signe d’approbation. Et ce qu’une femme veut, un homme ne peut le refuser bien longtemps :
— Elle a un nom ? demanda Malorsie au bord des larmes.
— Pas que je sache, m’dame, répondit le voyageur, les mains collées au bol qu’on lui avait servi.
Et le nom sorti de la bouche de son cavalier de mari :
— Isabelle. Ce sera Isabelle.
Et miraculeusement, les braillements ne quittèrent pas la poste à chevaux. Et jamais Malorsie et Orderic n'eurent à regretter leur choix
Toujours, Isabelle fut une jeune fille serviable et redevable. Du métier ingrat de son père, elle en fit une occupation entière qui sut la combler. Très tôt, elle apprit à étriller le poil, graisser le cuir, monter des filets, sangler, longer et même à monter, faisant la fierté d'Ordreric devenu veuf. L’hiver de 1240 avait emporté sur son sillage nombre de cadavres ; et Malorsie y avait rendu son dernier souffle, victime d’une infection colportée par des voyageurs venus de l’Est. Après des semaines de fièvres, elle s’était finalement éteinte, soufflé par l’infortune. La petite fille endeuillée avait neuf ans alors. De sa mère, elle se souvient que de sourires bienveillants et de tout l’amour protecteur qu’elle usait pour la rassurer. Elle sait qu’elle lui répétait qu’il n’y avait pas de monstres dans la noirceur des nuits sans lune. Et bien des années plus tard, Isabelle comprit combien elle avait tors...
Néanmoins, quand les années se succédèrent, il y eut un temps de trêves. Les nombreux échanges entre les différentes baronnies et les communes environnantes bénéficiaient au poste à chevaux, presque épargnée par les attaques thoréennes grâce à une certaine proximité avec la capitale. Il devenait d’autant plus usité que les chemins qui menaient à passaient exactement par ce comté. Orderic et Isabelle furent vite dépassés et c’est le beau-frère du propriétaire, Sébaste, qui vint prêter main forte pour agrandir l’établissement et servir à l’auberge. A cette époque, le père et sa fille achetaient des chevaux, les dressaient et les revendaient à prix d’or pour l’attelage, le travail agricole, la protection militaire et le transport minier. L’écurie pouvait accueillir jusqu’à une vingtaine de montures. Souvent pleine à craquer à cause du passage provoqué par les chamailleries des seigneuries de Néra, de Volg et du royaume de Feynes pour le Golfe d’Aurore, l’auberge tournait à l’huile de coude. Et, petit à petit, Sébaste prit en charge le service de la clientèle. Bon vivant et veuf lui aussi, après que sa bien-aimée soit morte en couche, il adorait préparer de bons ragoûts, boire avec les gens de passages et savait être au petit soin pour tout le monde. Ce grand ours au cœur tendre n’aurait pas pu vivre seul dans la morosité d’Evalon, et c'est pour cela qu'Isabelle a toujours adoré Sébaste ; au moins à la hauteur de son propre père. Sa bonhomie, sa coriacité et sa joie de vivre mettait du baume au cœur après de longues journées de labeur.
En grandissant, la jeune adolescente gagna en responsabilité et, alors en âge de se marier, nul ne pensa à arranger des épousailles. Cavalière virtuose, attentionnée dans ses soins et d’une efficacité étonnante pour son âge, elle était devenue bien trop utile à l’entreprise de son père pour être vendue au plus offrant. Il faut avouer aussi que la puberté lui avait laissée quelques stigmates : sa peau meurtrie par les boursouflures imposées par les hormones n'avaient pas manqué son visage ; si bien qu'elle fut vite moquée par les garçons voisins et les gens de passage. Les gens de la poste n'en avait que faire : pour eux, Isabelle était une fierté. Dorénavant, elle s’occupait seule de la distribution des rations et de l’attelage des animaux lors des convois. Et quand Orderic partait pour vendre les poulains fraîchement débourrés à Evalon, elle prenait seule les commandes de la poste. Il avait confiance en elle. Pourtant, du haut de ses quinze ans, elle n'était encore qu'une frêle enfant. Avec un petit corps enclin à briser comme une branche de noyer.
La nuit était noire comme un four et pleine de peurs. Elle s’était abattue encore plus vite que la veille comme le font toutes les lunes d’automne.
Quand ils avaient refait la grange, ils avaient aménagé le grenier. Sous les combles, les deux chambres spacieuses et chauffées étaient destinées aux gérants. Lorsque la poulinière était gestante, celle près des écuries communiquait directement avec l’écurie grâce à une échelle. Isabelle y dormait en gardant un œil encore ouvert : voilà trois pleines lunes que la jument aurait dû mettre bas. C’était pour bientôt, à coup sûr. Et elle luttait contre le sommeil pour espérer intervenir en cas de complications. Cependant, son travail harassant, les courbatures et la perspective de la dure journée qui l’attendait le lendemain finirent de l’emporter dans un sommeil sans rêves.
Une balle de paille qui s’éventre par terre. Un fer qui tinte contre les charnières. Une porte qui grince. Des bruissements dans les ténèbres. Une agitation audible et sourde à la fois. La cavalerie en plein éveil.
Engourdie par sa courte nuit, l’adolescente enfila ses chausses et ses bottes, jetta une cape de laine sur ses épaules. Elle alluma une lampe. La flamme dansa au fond de ses pupilles mal réveillées. Elle tourna la clef dans la serrure. Les chevaux, de coutume, sont comme les jeunes enfants malicieux : ils laissent le silence incruster le doute d’un mauvais rêve. Mais cette fois, ils continuaient de taper du pied et à tortiller dans leurs stables. Une selle se renversa dans un grand fracas et la chagrinière grinça des dents. Mais sans trop y penser, elle posa sa lampe à huile en hauteur, se penchant par-dessus la porte de l'endroit réservé à la futur jument suitée. Un sourire s’étira sur son visage. La petite merveille était là, perchée sur des longs membres graciles. Sa belle robe baie brune soulignait ses grandes balzanes d'un blanc neuf. Avec une jolie liste sur le chanfrein. Déjà debout. Craintif comme tout.
L’œuvre conjointe des Trois avait de quoi captivé la jeune fille. Elle tendit la main et ses doigts frôlèrent les naseaux du poulain encore souillé du ventre de sa mère. Et…
— ON DÉGAGE ! OUVREZ LES PORTES ! on gueula, derrière eux, à en faire sursauter les morts.
La cavalière se jeta sur ses pieds, attrapant le premier objet qui passait pour se défendre. Un balai ? Qu’à cela ne tienne...
Son cœur s’était mis à battre si fort qu’il aurait explosé dans sa poitrine. Ses yeux s’habituaient à peine à l’obscurité et elle ne savait guère d’où le danger allait frapper. Une silhouette fonça sur elle sans qu’elle ait eu le temps de prendre son souffle. Il la plaqua contre le premier mur. De toutes ses forces, elle essayait de le frapper, hurlant à l’aide. Un autre homme s’était précipité pour ouvrir l'entrée de la grange, toujours fermée de l’intérieur uniquement. Il ouvrit le loquet et poussa les portes en grand, pendant que la cavalière luttait toujours avec son assaillant. Elle sentait son corps contre elle, lourd, déterminé ; et son haleine fétide glissait dans son cou. Sans pouvoir s’en dépêtrer. Elle continuait d’appeler Sébaste ou tous les dormeurs qui se seraient levés pour elle. Pour le repousser, elle cognait, se débattait avec le bâton auquel elle se tenait comme on tient le guide du gué. Un dogue coincé dans la fosse au lion.
D’un coup, elle le vit, elle comprit. Ils avaient attelé un cheval. Son cheval. Et ils s’en allaient courir la nuit à bord de la voiture de son père. Sans savoir tenir les guides, un parfait enfoiré se tenait debout, avec le fouet, le faisant claquer pour ordonner le plus brusque des départs.
La rage. Celle qui brûle les tripes et le cœur. Celle qui soulève les hommes avant la belligérance. Il n'y avait plus que la rage pour Isabelle. Avec toute la sauvagerie de son frêle corps d’adolescente, elle donna un vif coup de genoux dans le ventre de son opposant. Elle profita de sa faiblesse pour libérer le manche qu’elle écrasa sur la clavicule de l’imbécile qui lui bloquait la route. Et elle se jetta devant les roues.
Le cheval pila sèchement. L’attelage fut bloqué un instant. Elle croisa l’œil de son destrier. Celui qu’elle avait fait à sa main des années durant. Celui que lui avait offert son père. Celui qui avait grandi en même temps qu’elle. Elle voyait sa peur. Il sentait sa détresse. Un miroir de frayeurs. Même si le fouet claque l’animal ne bougera pas d’un pouce.
Un temps. Un souffle. Un fragment de vie. Et la douleur. D’abord celle dans la hanche qui la déséquilibre. Puis celle dans le dos. Le sol sur ses vertèbres. Et des coups. Qui tombent en pluie. Durs. La tête entre les bras. Les côtes découvertes. Les jambes sur la défensive. Et le cœur pétrifié à l’idée de mourir.
Pendant une poignée de minutes, après l'avoir dégagée de leur chemin, les voleurs de chevaux la harcelèrent. A deux sur une jeune femme, ils eurent un ascendant aussi incontestable que déloyal. Ils la rouèrent de tout leur mépris, de toute leur férocité, de toute leur hargne de criminels, affamés par les années de disettes qui précédaient. Elle eut bientôt son compte. Et elle fut laissée pour morte en travers de la porte. Ils montèrent à bord, et l'attelage alla de l’avant.
L’animal, par habitude, évita la jambe droite laissée en travers du passage. La voiture n’avait pas le privilège d’une conscience. Sous la première roue cerclée de fer, le tibia se brisa comme un fétu de paille. Sous la seconde, l’os jailli au travers des chairs. Un sabre d’ivoire dans un lac d’écarlate.
Mais les cris d’Isabelles avaient cessé. Ils s’étaient tus. Éteins. Soufflés, comme la lampe à huile, quand Sébaste la retrouva, à peine quelques minutes plus tard, exsangue, avec sa blessure ouverte et ses côtes cassées, le visage tuméfié. Le boucan de la calèche partant en trombe l’avait extirpé de ses ronflements bienheureux. Et ses yeux n’étaient pas assez grand pour pleurer tout son malheur.
Le lendemain, on apprit que les hommes sans foi qui avaient attaqué la poste, s’étaient ensuite rués sur un escadron de milice. Des paysans qui se révoltaient contre la faim et les mauvais oracles qui maudissaient leurs récoltes. Un affrontement qui s’était fini en bain de sang. Convalescente, épuisée par ce corps qu’elle aurait à reconstruire, Isabelle insista pour prêter une de ses bêtes pour écarteler celui que les gens d’armes avaient pris.
Dans la bataille, sa monture, son compagnon, l'exemple même de son travail le plus exemplaire, avait été sacrifier. Ainsi, en plus de son corps, ils étaient parvenus à aussi briser son cœur.
Guérir demande une lutte sans faille. Et, en ce sens, jamais Isabelle n’a baissé un traitre jour les bras.
Une fois son père revenu d’Evalon où il avait fait négoce, on appela un mire. Pour les hématomes, il y avait les plantes. Pour les côtes cassées, il y avait le repos. Et pour la jambe garrottée à l’extrême après l’accident pour éviter toute perte de sang trop abondante, le guérisseur pensa d’abord à l’attelle. Il fallut remettre l’os en place avant cela, non une floppée de cris qui résonnèrent dans toute la baronnie. Et pour la fièvre qui suivit, il fallait la foi.
Cependant, si la jeune fille parvint à retrouver des couleurs, on ne put pas en dire autant de sa jambe. D’abord, le membre devient glacé. Même coincé entre deux planches de bois, elle ne sentait plus son pied. Et puis la peau s’assombrit comme un crépuscule. Elle noircit autour de la cicatrice. Puis les tissus se nécrosèrent. Des bulles remplies d’un liquide pourpre apparurent très vite. L’air dans la chambre de la blessée devint tout bonnement irrespirable. L’odeur nauséabonde qui se dégageait de la plaie empestait la mort. Epuisée et de nouveaux fébrile, la jeune femme perdait la tête en croyant cette torture sans fin. Elle supplia qu’on la libère. Elle en vint même à demander à son propre père de lui donner les derniers sacrements. L’extrême onction. Comme elle avait été une brave personne, les Trois lui réserverait assurément la plus belle des réincarnations après tout…
Et un jour après, on rappela le soigneur. Le jugement était sans appel : il fallait couper la partie basse de la jambe. Sous le genou. Juste au-dessus de la botte.
On trancha nette après avoir fait chauffée une lame à blanc. Et on cautérisa la plaie proprement. Le tout dans un flot d’hurlements qui venaient des entrailles de la jeune fille pour déchirer le cœur.
Des semaines durant, elle fut alitée. Rongés par la peur de la perdre, Sébaste restait à son chevet le jour et son père veillait sur elle la nuit. Et petit à petit, la santé de la petite revint l’habiter, habiller ses joues, briller dans son œil. Sa vivacité d’esprit la posséda bien plus vite que celle de son corps.
Le jour où elle décida de se mettre à nouveau debout, son père avait un beau cadeau pour elle. Un nouveau pied. Une demi jambe en bois avec des lanières de cuir pour maintenir la prothèse sur le moignon. La première prothèse d’une longue série qu’ils expérimentèrent ensemble, père et fille, pour améliorer son confort, ses performances et pour atténuer sa désormais infirmité. Maintes saisons étaient désormais derrière eux. Désormais, les routes étaient taxées, la cité de Nacre avait été ravagée et l’adolescente était devenue femme. Le poulain né la nuit du drame s’était métamorphosé en un bel hongre, puissant, tendre, un brin craintif mais franc et volontaire. On décida qu’on ne vendrait pas l’animal cette année-là ; et Isabelle eut suffisamment de courage pour dresser l’animal à porter sa carcasse abîmée et lui apprendre à respecter son atrophie.
Avec modestie et reconnaissance, la fille d’Odreric se tenait totalement debout au début de l’été 1246, un des plus chaud qu’ils n’aient jamais connu. Elle se jura de ne plus jamais baisser sa garde au nom des Trois.
Tout rentra dans l’ordre pendant un temps. Contre les intrusions, la poste à chevaux s’était équipée d’un portail et de quelques chiens pour dissuader les pilleurs. Si les affaires étaient moins fleurissantes qu’autrefois, tous ses habitants parvenaient à garder la tête hors de l’eau avec le sourire.
Quelques années plus tard, en 1248, des passants qui répétaient avoir participé à la fête de Varsace et clamait la catastrophe sous-jacente à venir. Un assassinat. Quelques incidents entre des grandes gens qui faisaient planer une sentence de guerre au-dessus de la tête de toutes les petites gens. Leur nouvelle souveraine se nommait Anémone de la Croix des Espines. Une duchesse dont ils attendaient d’entendre les louanges.
Du mieux qu’ils le pouvaient, les habitants de leur comté, pour la plupart des gens de terre que l’on ne déracinait point aisément de leurs habitudes, continuèrent de faire au mieux, repoussant les rumeurs et craignant le courroux de la mauvaise fortune. Refusant la réalité.
Une fois par an, Orderic continuait de descendre à Evalon seul pour vendre deux de ses bêtes à la noblesse et à la milice. Et un jour, il ne revint point. Les chevaux qu’il emmenait rentrèrent un matin à l’écurie. Encore encordées les unes aux autres. La selle était encore sur le dos de l’étalon qu’il avait aimé toute sa vie. Pas de sang. Pas une trace. Pas d’adieux.
Les Joyeux Compagnon ? Un animal sauvage ? Un accident ? Jamais on ne sut. Jamais on ne retrouva le corps. Jamais on ne l’enterra à côté de Malorsie sous le noyer centenaire qui bordait leurs terres.
Sa disparition laissa un trou béant, un vide que rien ne pouvait combler. L’oncle et la nièce n’avait plus qu’à se serrer les coudes. Une longue discussion aboutit sur la résolution de ne jamais abandonner la poste même lorsque la Croix des Espines fut particulièrement en danger. De son père, la cavalière avait tout appris, tout retenu et sa perte n’en était que plus immense. Même infirme, par son courage et sa détermination, elle inspirait un respect redoutable. Dans cette période, la milice fut le meilleur de ses alliés. Contre un accueil piètre mais dévoué, nombreux furent les militaires qui choisir la poste comme base et centre de commandement. Ils aidèrent à renforcer les lieux. Et même si des chevaux furent la cible de quelques voleurs, Sébaste et Isabelle apprirent à vivre dans la peur. Celle de tomber comme tous ses hommes atteints par une peste aussi noire que les pires cauchemars. Depuis les Crises récentes de la Croix des Espines, tous deux vivent dans l’attente d’un assainissement et d’une consolidation de la position de leurs terres. Mais plus que jamais le Eurate semble bancal, versatile et trompeur.
Et la Boiteuse survit pour tous ceux qui ont disparus dans les méandres de son histoires.
Compétences
Animaux : chevaux - Niveau 3
Survie - Niveau 2
Sport : monte à cheval - Niveau 2
Artisanat : travail du cuir - Niveau 2
Artisanat : conception de prothèses - Niveau 2
Animaux : chiens - Niveau 1
Discrétion - Niveau 1Derrière l'écran
Êtes-vous majeur ? Vingt ans et toutes mes dents
Avez-vous lu le règlement ? Validé par le Chroniqueur
Comment-êtes vous arrivé sur Les Serments d'Eurate ? Une longue belle recherche qui s’achève ici, je l'espère.