Croire aux rescapés
La bistre populace d’Evalon grouillait devant la porte nord. L’hiver, qui avait été plus clément ces derniers jours, revenait avec ses marres de brumes et son manteaux couvert bourbe. Au milieu de la foule de gens pressés, des passants emmitouflés, des caravanes de marchands qui partaient avec des escouades de mercenaires, Isabelle se tenait les côtes et peinait à garder les paupières ouvertes pour guetter les va et vient incessants autour des immenses battants cloutés qui s’ouvraient sur la route de pavés. A ses côtés, Parreloup, le grand hongre brun, posait un œil bien placide sur toute l’agitation de ce pan d’humanité braillard.
Il était temps pour la palefrenière de partir. Evalon lui avait fait suffisamment perdre de temps et causé trop de tors. Trois jours avaient passé depuis qu’un infect personnage eut décidé de poser les mains sur elle pour la briser en quelques morceaux. Dans l’altercation, elle avait perdu des côtes qui ne flottaient plus que parce qu'une bande serrée sous son corsage, en dessous de sa tunique et de sa pelisse, les soudaient au reste de sa cage thoracique. Grâces aux onguents d’une adorable miresse, les hématomes qui maculaient son corps s’étaient estompés, passant du noir au bleu, du bleu eu vert, et du vert au jaune dans un dégradé qui tirait vers le rose habituel de sa jeune peau mordue par le froid. Mais pour tenir debout, elle avait recours à cette pâte d’opium fournie par la prêtresse et une sacrée dose de lambic qui la faisait tanguer plus qu’à l’habitude. La boiteuse chaloupait comme un navire au bord de l’écueil. Elle se raccrochait à l’encolure de sa monture et glissait, sous l’implantation du crin, les doigts qui dépassaient de ses mitaines en laine pour les réchauffer.
Depuis le matin, elle tentait de se greffer aux différents cortèges qui prenaient la route. Toutefois, jusqu’ici, soit les voyageurs qu’elle avait interrogés s’en allaient trop à l’Est ou trop à l’Ouest, soit l’escorte coûtait plus que ce que la cavalière pouvait se permettre.
Parce que son esprit était trop embrumé par toutes les substances qui débarrassaient son corps des moindres douleurs, elle s’en tenait au plan de base : trouver le voyage le plus direct et qui la laisserait au plus proche de la poste à chevaux. Après les horreurs qu’elle avait vues lors du voyage vers Evalon en compagnie de Guillaume de Mornoie, l’idée de faire chemin seul, dans son état de surcroît, tenait davantage de la folie furieuse que de la bravoure. Alors, elle consultait tout le monde, répétant le même discours à tous ceux qui voulait bien l’écouter jusqu'au bout :
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Mesdames, messieurs, messires, bonjour. Vous rendez vous à la Croix des Espines ? Et passez vous par la Croix de Castris ? Accepteriez vous que je me joigne à vous ? Mais souvent, la langue pâteuse et le regard fuyant de la jeune femme avait raison d’elle. Personne ne se serait accordé à dire qu’elle faisait gueuse, mais à vaciller ainsi sur ses jambes, elle n’inspirait pas confiance. Et à force de se rapprocher de tous les groupes sur le départ, elle finissait, sans le vouloir, à attirer l’attention et importuner tout le monde.
A un moment, un mercenaire qui escortait déjà deux dames confortablement assises dans une jolie diligence la repoussa un peu durement. A cause de son équilibre précaire, Isabelle se retrouva par terre, la jambe en bois au travers du passage. Sans plus aucune volonté pour se relever, elle regarda la voiture tractée par deux grands palefrois noirs s’éloigner, les rênes de Parreloup dans les mains et les mains croisés sur les genoux qu’elle avait repliés sur la poitrine.
Même s’il gelait à pierre fendre, la jeune femme ferma les yeux. Son corps brisé l’engonçait. Et arrêter de se mouvoir comme un pantin désarticulé la soulageait un peu. Elle sentait le sommeil se glisser sous ses paupières pendant que le givre se prenait dans ses cheveux et les plis de son visage marqués par ce que l’enfance a de plus doux, et de ce que l’âge adulte a de plus cruel. Et elle aurait pu rester une éternité là, à attendre qu’on la chasse. Elle trônait sur le bord de la route, avec la nonchalance d’une statue posée au hasard.
Ce furent les nasaux chauds dans sa nuque qui la firent rouvrir un œil puis l'autre. Une bonne heure avait fui et, dans son sang, la gnôle se diluait lentement. Et ce qu’elle vit en premier, ce fut une paire de bottes. Juste devant elle. A même pas une coudée du bout de son pied valide. Des bottes de bonne facture en cuir, comme les militaires et les chasseurs aiment s'en doter. Comme les chaussure restaient plantées là, elle remonta prudemment les yeux vers les genoux de leur propriétaire, puis vers les immenses mains couvertes de gants de cuirs de l’étranger, sur la manchette métallique qui parait son poignet droit. Les prunelles de la cavalière continuèrent leur ascension sur une carrure large et haute et tombèrent finalement sur un visage encadré de longs cheveux châtains et d'une barbe fourbue, enfoncé dans une capuche de peaux qu’elle lui envia dès lors. De là où elle était, l'homme semblait caresser les nuages.
Isabelle mit sa main en visière devant les yeux pour estomper le contre-jour et fronça les sourcils sans rien dire. Un coup d’œil rapide derrière l’inconnu lui apprit qu’il trainait à sa suite une monture qui semblait fort bien parée pour le voyage. Alors, aussitôt, le séant à même le sol et les yeux remplis d’espérance, la boiteuse demanda avec un sourire ironique au coin de ses lèvres bleuies :
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Eh dîtes ? Vous passez par la Croix des Espines, m'sieur ? Par la Croix de Castris, à tout hasard ?
Parreloup, qui broutait les quelques brins d’herbes sur le bas-côté la bouscula un peu pour la pousser à se lever.