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Le Vermillon
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Le Vermillon ─ Mer 19 Déc - 20:48
Le Vermillon
    Le Vermillon
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    Le Vermillon,

    Enguerrand Rosselot de son véritable nom inusité




    Dulce bellum inexperti



    33 ans
    Originaire de on-ne-sait-où.
    Vassalité : Les espèces sonnantes et trébuchantes
    Statut social : Sous-citoyen
    Son métier : Mercenaire


    Caractère



    Le Vermillon n’est ni un homme de cœur, ni un homme d’esprit ; il s'est fait alors homme de main. Ce que le mercenaire fait de mieux, c’est de se servir de son bras. Pour tuer, principalement, ou œuvrer à entretenir la grande bouche hurlante de la guerre. Toute sa vie, il semble avoir manié le fer et chanté cet hymne à l’acier que l’on ne retrouve qu’au cœur de la belligérance.

    J’ai trop connu l’irascibilité des gens de guerres pour vous dire combien leurs colères sont noires et fébricitantes. Et, croyez-moi sur paroles, elles ne sont rien à côté de celles de celui qui fut mon maître. Enguerrand a toujours été de cette humeur versatile propres aux vipères : un animal au sang froid prompt à mordre avant d’avoir pensé. L’âge a toutefois terni la palette de ses lubies. En dehors du champs de bataille, il se fait moins explosif. Son énergie doit être comptée et il ne supporte plus guère les emportements qu’il peut encore s’éviter.

    Cet homme-là n’a jamais reçu de digne éducation ; ce qui explique sûrement pourquoi il se fait souvent avare en mots. Parfois, lui arracher quelques palabres ressemble à un long corps à corps. D’autre fois, suivant l’heure et l’humeur, il peut tenir de longs discours pendant des nuitées entières. De cette manière, on se souvient encore un brin de lui et sa légende. Car mon maître fait parti de ces guerriers que les mémoires n’ont pas encore effacé : on entend encore les enfants jouer à la guerre et se faire appeler par son funeste sobriquet.

    Les moindres connaissances militaires qu’il possède ne sont que le fruit d’un traitement très empiriste de sa mémoire : il retient les stratégies employées par le passée qui ont amené moins de perte. A force de se faire découper en rondelles, il a fini par retenir les principes fondamentaux de la gestion militaire. Après presque deux décennies de participation actives à toutes les batailles, il a gagné de la bouteille.

    C’est de notoriété publique : Enguerrand a un problème avec la gnôle. Non guère pas qu’il ne la tienne. Bon buveur comme nombre de mercenaire, il ne lésine point sur toutes les substances qui allègent le poids de l’âme et de l’existence. Quand il boit, il devient pourtant mutin et triste. Le tonneaux ne lui suffit pas pour lui faire oublier le monstre qu’il est devenu. En marchant dans ses pas, je n’ai pas commis la moitié des horreurs dont il est capable et je n’arrivais déjà plus à vivre avec moi-même ; alors imaginez donc pour lui. A trop vivre sans peur, on finit par aussi vivre sans vie. Reste le plaisir du gobelet. Et celui de la chair. Cependant, Le Vermillon semble courir moins après la seconde. Il n’a rien de charmant et préfère couler son or sous des flots de vinasse qu’entre les cuisses d’une demoiselle. Les femmes qu’il fréquente sont des sortes de régulières éparpillées dans tout Eurate. Des jeunes sottes qui ont commis l’erreur de croire que derrière un grand nom, il pouvait y avoir un grand homme.

    Les hommes sont comme le vin : les bons s’améliorent avec l’âge alors que les médiocres s’aigrissent. Le Vermillon a alors gardé ce que l’humanité avait de plus âpre et rugueux.

    Ne vous laissez pas avoir par ses allures d’ivrognes. Rien ne m’a plus impressionné chez cette grande brute que son sens de la préservation. Son instinct de survie paraît prédominer sur tout. De toute façon, sans cela, il ne serait probablement plus de ce monde. Parce qu’ils sont rares les mercenaires qui viennent à grisonner. Se battre jusqu’à l’épuisement, surpasser toutes les géhennes, manger du cadavre… Jamais je ne l’ai vu se défiler. Certes, ce qu’il fait, il ne le fait pas toujours intelligemment mais il ne recule jamais faire ce qu’il faut.

    En bref, j’ai toujours trouvé aussi vide qu’invincible. On ne sait pas d’où il vient, ni quand il retournera à son néant originel.


    Physique



    Comme nombre de ses congénères, le mercenaire est lardé de balafres. Il porte ses cicatrices comme une dame porte des parures. Jamais qu’à moitié guérie, parfois encore béantes, elles sont pourtant bien vilaines. Elles font peur. Et c’est tout ce à quoi elles servent, au fond. Les guerres lui ont déformé le corps, volé quelques phalanges et même des doigts à la sénestre, et arraché quelque dents. Il parait que sa trogne n’a jamais été belle de toute manière.

    Il s’agit d’un rustre, d’une brute. Haute stature. Large carrure. Gros poings serrés. Pas l’air aimable. Et jamais l’envie de l’être.

    Le Vermillon suit la même fluctuation de morphologie que les bêtes qui dorment dehors en hivers. A la fin de l’été, il paraît gras, le poil luisant et la peau tannée. A la fin de l’hiver, sa carrure a souvent pris un coup : généralement amaigri et sale, il saura se remplumer quoi qu’il arrive pour rattaquer la nouvelle saison comme ses bœufs maigres qu’on rengraisse pour les saigner avant le retour des premières gelées. Sauf que le Vermillon, on n’a jamais trouvé quelqu’un pour l’égorger proprement. Il faut croire qu’il se débat bien trop fort, le bougre.

    Ses habits ne sont pas de grande facture. Rien de plus que de quoi traverser les saisons sous une pelisse chaude. Seuls ses armes et ses armures peuvent attirer l’œil. Si l’argent de ses meurtre n’est pas jeté au fond d’un gobelet, c’est ainsi qu’il est dépensé : une armure qui n’attire point l’œil mais qui se pâme du sur mesure. Son arme, une longue dague porte un nom : Baveuse. Peu de mercenaires peuvent se vanter de posséder de l’acier qui ont marqué l’histoire des guerre. Et ce n’est pas pour autant que mon maître prend soin de ses frusques : son matériel a pris la même odeur rance et métallique qu’est la sienne. Cette même odeur qui prend à la gorge comme la puanteur des charniers à ciel ouvert.

    Souvent, on le croise sans se douter de sa funeste légende. Savoir ce qu’il est a toujours quelque chose de décevant.


    Histoire


    Avertissement : cette histoire est destinée à un public majeur et averti.

    Le jour virait à la nuit. C'était l'heure où les gens de fer se terrent dans les tavernes pour oublier que des cauchemars les tiendront en éveil même s’ils buvaient tout leur saoul de bière. Et Le Vermillon commença à boire. Peut-être un peu plus qu'à l'habitude. Mais peu importait : un homme qui survivait à des boucheries ne craignait pas l’absinthe.

    Le Vermillon s'enivrait en solitaire. Il en avait toujours fait ainsi. Pas bavard. Laissant les verres se succéder. Les vidant seul, sur le comptoir, affalé. Pas ivre pour autant. Et son aura de monstre se chargeait de repousser la grosse gaieté du monde environnant. Son ombre trônait dans tous les cœurs. Incomprise et funeste. Glorieusement minable.

    Mais ce soir-là, il avait été reconnu : un rouquin édenté dont les airs sournois trahissaient une vilaine curiosité chuchotait fort, à qui voulait bien l'entendre, que ce gars-là était un emblème sanguinolent. On ne le croyait pas. Ici, c'était Evalon et son flot de rumeurs, incessant de scandales. Ils étaient rares ceux qui avaient ouïe dire des détails sur le soldat au surcot grenat ; et même s'il portait le vêtement, cet homme, déjà affaibli, ce vieux loup poivre et sel, ne méritait probablement pas les exploits qu'on voulait bien attribuer au nom qu’on fredonnait au bout des lèvres : l'habit ne fait pas le moine, dit-on. Les gens des cités le savent mieux que les autres : au contraire des gens de terres, méfiants de nature, ils se font constamment flouer par les charlatans. Cet ivrogne-là ne pouvait pas être le Vermillon.

    Alors, pour lever le doute, le mystère, le fureteur s'approcha du rustre, pas à pas. A la fois terrifié et affamé de son secret. Sur ses gardes comme un chien battu, il s'avança aux côtés de la ténébreuse notoriété. Dès ce moment, je ne donnai pas cher de la peau du renard.

    Les autres aussi flairaient le massacre à venir et l'auberge se fit moins bruyante, tout à coup.

    Eh, monseigneur, z'êtes bien le Vermillon, c'est pas vrai ? siffla l'inopportun, en ne s’asseyant qu'à moitié sur le siège à sa gauche, prêt à s'enfuir.
    On m'a donné ce nom y'a un sacré bout de temps, tu sais... grommela Enguerrand, bourru.
    Eééh pourquoi le Vermillon ?

    Le soldat leva le nez de son gobelet. Il avait cet air de bête de somme à qui on pince les flancs pour qu'il augmente la cadence. Piqué au vif. Alors je compris l’ampleur de son désarroi : il se demandait comment on en était venu à écarteler son nom et son mythe. Ce récit, pour dire vrai, je ne l'avais jamais entendu de sa bouche à lui tellement il avait été répété par les autres, ces conteurs grossiers et les menteurs. Ceux-là avaient-ils fermé leur clapet ? Étaient-ils tous morts, ceux qui savaient ? Ou n'était-ce plus de ce temps ? de ce nouveau temps qui avalait les vieux contes et la mémoire des anciens ?

    Mon maître parut un instant distant. Il allait dans son passé avec la moue des vieillards surannés. Pour la première fois, j’aperçus les rides saillir entre ses balafres. Elles resurgissaient comme les traces des sentiers parcourus. C'était une carte mate, déchirée ou brûlée par endroits ; et nul n'y avait indiqué le repère des trésors.

    Mais le mercenaire se mit à conter une histoire – son histoire –, et il n'eût plus d'âge, tout d'un coup :

    C'était y'a plus d'une décennie, commença Enguerrand tout bas entre doute et conviction. C'était à c'te heure de l'année où les paysans se couvrent de tous leurs haillons. Où les chênes sont dépouillés de leurs feuilles rapiécées, tu sais, et qu'ils les cèdent au vent. Elles tombent dans des pluies de crépitements. Ce sont des pluies d'or qui tapissent les sols noirs et puants.

    « Mon nom, celui qu'tu connais, j'l'ai gagné au cœur du feu. Au cœur du fer. Au cœur d'une fort laide guerre. Une bataille où j'm'étais fourré par erreur ; avec des enjeux qui m'échappaient à l'époque et dont je ne saurais m'rappeler aujourd'hui. Une bataille qui avait mal tourné, en résumé. Une de celles-là où même les meilleurs gars s'mettent à l'égal des bêtes. Où ils ne réfléchissent plus là où il faut donner les coups. Lamentables. Il se débattent sans étriper, incapables de défendre leur existence. Et ils gisent bientôt sur leurs couffins de feuillage fané, à l’abri des arbres et de leur majesté. Pendant qu'un petit nombre tient toujours la garde avec ferveur. Quelques-uns qui s'battent encore piteusement alors que l'endroit sent la chair à l'agonie et la charogne. Et j'étais de ceux-là, par hasard, par chance ou par malheur : un de ces der' des der'. »

    Le mercenaire examinait la pinte devant lui et constata qu'elle était vide. Il s’essuya la barbe du revers de sa manche. Sa voix ressortit, dure et amère :

    Des merdiers pareils, j'en ai rarement vu d'aussi nauséabonds. On sentait la peur. La peur de tous. La nôtre, celle de mon clan, mais aussi celle de ceux d'en face. Toute semblable et étouffante.

    « On était des enfants, des pantins qui croyaient que l'argent de l'acier faisait vivre. On croyait mal, j'vous dis. Car tous mélangés, on était tous les mêmes. Des porcs empestant la sueur du marteau, du sang et de la bauge. Mais nous nous raccrochions à cette soif qui fait les vivants ; à cette faim qui fait les héros. »

    « Et puis, mes frères qui chiaient dans leur froc désertèrent. Ils ont détalé comme des lapins au premier crissement de brindille. Abandonné de tous, il aurait fallu être fou pour rester face à ma fin. Alors, j'ai galopé entre les troncs avec toute la rage qui me restait. Avec la fièvre d'un type qui ne voulait pas crever comme du gibier. Et j'étais plus véloce que le restant des chiens voraces à mes trousses. »

    On apporta une nouvelle bière ambrée à Enguerrand. Il s'interrompit pour la boire d'un trait. Et il reprit, un peu plus haut, en ponctuant ses phrases par des gestes imbibés, brutaux. D'une oreille distraite, on l'écoutait parce qu'on avait rarement entendu un homme de guerre avec autant de franchise. Si peu héroïque, délivré par la gnôle.

    Dans mon sillage j'avais entraîné un compagnon. Un gars de l'Est à la bravoure des sauvages, des infortunés. C'était quoi son nom déjà ? … J'sais plus. On courait juste côte à côte dans les bois comme des gamins survivant à leur imaginaire. Sauf qu'on n’était pas des mômes : on était des soldats ! Des guerriers, j'vous dis ! Deux gardiens destructeurs et harassés. Avec la crève au cul...

    « Un m'ment donné, mon ami, le gars de l'Est, s'est mis à hurler comme un goret qu'on égorge. Il a dérapé sur la carpette dorée de l'automne. Sa jambe ensanglantée. Une flèche plantée entre la cuisse et les genoux, à la jointure exacte. Il braillait et il pleurait. Un agneau chouinard à l'orée de l'au-delà. J'ai figé ma foutue course l'espace d'un instant. Lassé de l'entendre, je lui ai broyé la nuque. En compagnon dévoué, pour sûr. »

    Dans le fond de la taverne, je vis une ou deux âmes sensibles retenir une plainte. Les lèvres d'une femme se pincèrent tant et son joli minois devint une grimace. Petite nature, pensais-je. Elle ne savait pas encore que ce n'était pas là le pire. Le pire venait toujours après.

    En l'espace des quelques derniers battements du cœur du bougre, mes traqueurs m'avaient rattrapé. Ils montrèrent leurs hideux museaux. Y'en avait au moins une dizaine jetés dans cette chasse aux os. Des haches sculptées, des épées malmenées, des archers rougeauds tendaient leurs arcs. Et je ris.

    « Pourquoi ce rire ? Qu'est-ce qui m'a pris ? La vérité, c'est que j'peux pas le dire. J'crois que j'riais de mon angoisse, de ce goût de terre remontant de mon gosier, de mes bras ballants qui n'avaient rien pour vaincre. »

    « Et pourtant j'me suis battu. »

    « J'ai peu de souvenir de ce qu'il s'est passé, en vrai. J'ai dû me consacrer à cette transe rouge. Cette danse de démon, aux saveurs d'enfer dont on parle entre nous, les meurtriers... »

    « J'me rappelle juste de la nausée que j'avais en les voyant : un mépris comme un gouffre sans fond. Je les haïssais, et je les hais encore, parce que, depuis qu'ils m'avaient contemplé égorger les premiers, leurs yeux étaient aussi vides de courage que ceux des veaux traînés à l'abattoir. Ils se débattaient encore avec leur terreur alors que, moi, j'y avais totalement cédé. J'échappais aux traits tirés par les fillettes, si loin de moi, dans les jupons de leur frayeur. J'contrai leurs lames de pucelles qui venaient se frotter trop près de moi. Et je les ai terrassé tous. »

    « A la fin, je tenais debout et j'étais seul. »

    « C'était un massacre. Des corps figés qui ne se relèveraient plus. Des os brisés qui ne grinceraient plus. Plus de râles. Plus que le silence. Et le vent du nord était mordant. »

    Un temps mort se glissa ici et ceux qui lui prêtèrent attention se souvinrent du jour le plus froids de leur existence.

    Sur les murs des temples, il y a des fresques qui représentent les Trois. Tamas, la destructrice qui met une fin aux cycles, est montrée. Mais toutes ces images ne représentent pas ce à quoi la fin ressemble vraiment. Et, vous savez pourquoi ? interrogea-t-il en levant l'index de la main toujours attachée à la chope. Parce qu'il n'y a plus assez d'ocre rouge. Elle a été emportée par les orages, j'pense. Par les années, aussi.

    « Mon carnage à moi, il était carmin, glorieux et serein. J'suis resté devant, la bouche ouverte, ébahi. J'avais causé un admirable désastre. Un fascinant désastre, pour être précis. Et si cela fut la toute dernière image qu'il me subsisterait du monde, j'aurais été prêt à le quitter sans autres craintes que les lois du Trimurti. J'aurais pu m'en aller à tout jamais car, à cet instant, c'était moi l'artiste, le créateur. Durant une ou deux minutes à peine, j'avais connu la souveraineté divine et je me serais presque attendu à périr pour avoir bravé la légitimité du rang divin. J'avais usurpé les droits des cieux, m'sieur dames. »

    « J'étais fou, blessé, sain et sauf. Et épuisé puisque la puissance d'un homme n'est pas infinie. Incapable de résister, j'me suis écroulé dans la marre d'éclatant écarlate. Et les gueux qui m'avaient engagé et abandonné leur combat me retrouvèrent là, baignant dans mon œuvre comme dans le ventre fécond de ma mère : recroquevillé, pareil à un tout petit nourrisson. Le nez dans leur cruors. Dans la victoire. »

    « Ces lâches, tout juste extirpés de leur contemplation morbide, se sont étonnés de mon accoutrement : on aurait dit qu'une vague de pigments m'avait avalée et recrachée tout entier. Des pieds à la tête, ma peau, mes vêtements, mes cheveux étaient d'une couleur que je ne savais nommer. On m'instruit : ça se disait vermillon dans ce pays de glace. Et ça m'est resté. Collé à la peau. Ancré dans la chair. Je suis né ce jour, je crois, imprégné du fiel autant que la fureur. »

    « Je suis le Vermillon. Celui qui a porté le sang de ses ennemis comme la plus digne parure. Voilà tout. »

    La taverne entière s'était pendue à ses lèvres. Les clients, les habitués, les gens de passage, les prostitués, le rouquin et moi-même avions tendu l'oreille comme des enfançons bordés se seraient abreuvés de la douce voix de leur mère ; comme si c'était là une ribambelle de contes pour les aider à dormir sagement. Sauf que ce conte-là ne les enfoncerait pas dans un sommeil de bienheureux. Dans toutes les esgourdes, le Vermillon avait coulé sa sueur pourpre et son nom ardent.

    Une serveuse intimidée fut la première à bouger. C'est ce que font les jeunes gens quand ils sentent l'angoisse fleurir en leur sein. Elle tendit une bière au conteur maléfique et il n'eut pas le temps de la saisir à pleine main. La chope tomba. Le liquide ambré se versa sur le comptoir. Et les gens ricanèrent de la maladresse de celui qu'ils avaient imaginé l'illustre, le sublime, l'inoubliable Vermillon.

    Mais je décidai de me se lever, outrée qu’on manque ainsi de respect à mon maître. Comme à l’habitude, j’étais restée discrète toute la soirée, masquée sous son grand capuchon, et, quand on me vit, on comprit que c'était moi l'ombre. Celle qui veillait sur le vieux loup. A moi seule, j’étais sa horde, sa compagnie. Son bouclier aussi dur que le roc, aussi puissant qu'une armée. Alors on se moqua moins haut, de peur de me faire grogner.

    Un inconnu extirpa une vielle à archet d'on-ne-sait-où et se mit à gratter les cordes. La soirée serait encore longue et la populace oisive sera agitée par ses nombreuses surprises. Elle oublierait de bon cœur l'histoire du vieil homme. Nul ne retient à jamais les contes de jouvenceaux.

    Le rouquin avait filé, il avait disparu dans la même masse dont il avait émergé. Alors je pris le siège qu'il avait laissé et intimai à la godiche, toujours pliée en mille excuses, de se taire et de déguerpir. Ce qu'elle fit sur le champ, soulagée. Jamais personne ne lui avait donné un ordre si acéré. Si impitoyable, aussi.

    Je n'essayai même pas de nettoyer le crime de l'idiote. Les tâches de bière ne tardèrent pas à se fondre comme il le faut sur le vêtement du guerrier, au milieu des autres. Je m’accoudai sur le comptoir et nous restâmes là, l'élève et le maître, voûtés sur la table comme deux vieux monstres de fable en mal de misère à semer ; méditant peut-être à de futures représailles ou un repenti mérité.

    Enguerrand m’inquiétait depuis quelques temps. Autrefois il aurait grondé comme le tonnerre, ravagé les fautifs qui le ligotaient dans sa honte. Autrefois ça se serait conclu par un bain d'injures et de macchabées. Mais ce soir, c'est à peine s'il avait usé un peu de salive ou s'il avait poussé un soupir. Il était là, agrippé à sa pinte, sans mot dire. Et le vin était tout ce qui comptait pour lui.

    Le joueur de vièle avait été rejoint par un petit marmot avec un tambour. Chaque note, chaque percussion qui rampaient entre nous deux me blessait beaucoup. Je ne supportais pas qu'il donne raison à tous ces couards. Parce que je savais qui il était, moi.

    On le croyait sénile mais Enguerrand n'était pas un ancêtre. Il entamait son trente-troisième hiver – ce qui était un âge avancé sans être critique. Et je voulais nier les dégâts du temps, ce phénoménal incendie, qui le consumait. A mes yeux, il demeurerait à jamais cet homme qui m'avait ramassée dans un recoin improbable du dédale d’Eurate. Celui qui m’avait appris à porter l’arme et à vendre mon bras. Tant qu'il restait en vie, je gardais de l'espoir.

    Je me souviens que c'est à cet instant précis que je me suis demandée pour la première fois quel destin l'attendait, s'il venait à s'embraser en plein vol. En refoulant cette funeste pensée, je réclamai moi aussi un vin fort et épicé.

    Tout le reste de ma vie, je les ai cherchés, Petite, dit d'un coup le mercenaire. J'ai fouillé les tréfonds de moi-même, de ma mémoire, pour rattraper les pas de c'te danse haineuse. Celle qui m'a épargnée c'te fois, y a des lustres. Mais j'n'ai jamais égalé la même fureur cinabre, toute pareille et absolue. Jamais, tu m'entends ?!

    Oui, je l'entendais. Je percevais le regret et la souffrance de ses propos. Mais j’ignorai ce qu'il voulait que je répondisse. Impuissante, je trinquai une fois, puis une autre et une autre encore. Nous levâmes nos verres au nom du fer pendant que la vielle et le tambour grondaient trop fort pour espérer les arrêter. Un orage éclata, et le tonnerre déchira la nuit noire.

    Finalement, le Vermillon fut gris, au terme de la soirée.

    Je l'avais forcé à monter à l'étage, dans la petite mansarde louée pour la nuit. Je l'aidai à ôter ses bottes et son surcot tandis qu'il beuglait. Pour le faire taire, je le jetai sans vergogne sur le matelas.

    Enguerrand s'endormait sur la paille et je couchais par terre comme un chien aux pieds de son propriétaire. Dès la première fois, le jour de notre rencontre, nous en avaient fait ainsi. La fière petite sauvageonne que j’étais, s'était sentie humiliée de se vautrer ainsi sur le plancher pour lui, ce grand rustre dont je n’avais jamais entendu que le nom de fonte. Mais, depuis, j’avais assimilé les règles hiérarchiques de notre binôme. Et je ne me vexais plus de poser sa tête sur sa gibecière. La chose était devenue une coutume. Une habitude rassurante, au fond. Car malgré les intempéries, les combats et la faim je savais que, de toute façon, quoi qu'il arrive, la nuit venue j’enlèverai la cape et les gants et mes armes ; que je sortirai sa vieille couverture et la plierai de la manière la plus confortable. Je poserai l'oreille sur le cuir de mon sac, dormirai là, sous la vigilance de ce protecteur que je côtoyai depuis plus de sept années. Cette nuit-là et toutes celles qui viendront. Encore et encore. Jusqu'au bout du monde.

    Songeant à cela, je m’étais tortillée dans mon édredon et, avant de fermer les yeux, je levai le nez pour vérifier si le Vermillon dormait déjà. Je le trouvai assis sur la paillasse. Il posait sur moi des yeux que je n'avais jamais croisés auparavant.

    Vous devriez vous coucher, mon maître, je dis mais la foudre, dehors, dévora la fin.

    Le Vermillon se mit debout, malhabile, sans cligner des yeux. Il souriait, dévoilant l'ingrat ivoire qui lui servait à mâcher sinon mordre. Sa grande chemise de lin, il l'enleva et je détournai le regard, succombant au malaise. De tout temps le mercenaire avait été laid. Les guerres lui étaient passées sur le corps ; et ses blessures vilaines n'avaient jamais qu'à moitié guéries, toujours purulentes. Des plaies sanieuses s'ouvraient comme des gouffres ; des crevasses d'hier qui donneraient sur l'os demain. Sans compter les bleus, les contusions, les tendons froissés et la gangrène logée dans ses muscles comme des nids grouillants de mouches à viande. Enguerrand était putride jusqu'à la moelle.

    Voilà donc tout ce en quoi je croyais. Voilà tout ce que je rêvais de devenir. Malgré moi, j’eus un haut-le-cœur et voulus croire au cauchemar.

    Enguerrand avança. Il s'accroupit pour être à ma hauteur. Et quand j’entrevis ce qu'il avait dans au fond de lui, dans ses abîmes les plus malsaines, je rampai à l'autre bout de la pièce. C'était une lueur bestiale, pire que celle des chiens quand ils s’entre-tuent pour un bout de graisse. Une lumière dont je me méfiais déjà chez les autres ; chez ceux qui pensent avec ce qu'ils ont entre les jambes. Un éclat que je n'avais jamais envisagé chez lui, cet homme si désintéressé des femmes. C'était une faim de mâle. Une faim odieuse. Une faim de moi.

    Je ne compris pas. Ou plutôt, je ne consentais pas à comprendre. J’aurais voulu me précipiter dans les dangereuses contrées de la folie et me convaincre que je n'étais pas véritablement là. Mais mes coudes étaient écorchés, mon cœur bondissait et l'odeur de l'homme, empuanti comme la dernière goutte pendant au goulot d'une bouteille de vinaigre, avortaient l'illusion. Alors je ne pus plus accorder de l'importance à mes propres mensonges.

    Il était déjà sur moi, se lova immédiatement tout contre mon corps pour me couper toute issue. Et il me toucha. Il prit mon menton entre le pouce et l'annulaire puisqu'il lui manquait un doigt. Il caressa ma lève inférieure comme si ma bouche avait été un écrin qui renfermait le plus précieux raffinement et la convoitise de l'univers entier.

    Alors, ma belle douce putain, tu vas me laisser t'aimer ? il susurra, provoquant.

    Je n’étais pas sa putain. Si j’étais devenue mercenaire, c’était pour ne jamais l’être. J’arrêtai de respirer pour échapper à son haleine de soûlard et fermai mes poings. Je le poussai, le bousculai comme je pouvais. Mais l'homme captura mes mains avec une lucidité soudaine. Ses instincts lui conféraient des gestes précis et redonnaient à son œil une certaine forme de vivacité infecte. Il fourra son museau dans le creux de mon cou, posa ses lèvres répugnantes sur ma jugulaire et maugréa :

    Chuuuttt ! Tais-toi, la Petite. Chuuuttt...

    Je me pétrifiai. Les doigts d'Enguerrand se faufilaient partout. Ils se dépêchaient de trouver les lacets. Ils dénichaient savamment les entraves à ma nudité et les arrachait brusquement. Sa bouche mouillait ma nuque et son épaule découverte sans passion aucune. Je tournais la figure, horrifiée. Les sentiments se mélangeaient, tous contradictoires. Il y avait le dégoût immense qui emportait toutes les images quiètes qu'il me restait. Comment continuer à croire que cet homme était celui qui lui m’avait appris le maniement du fer et les jurons de la guerre ? qui m’avait vu grandir avec cet orgueil des pères, et se rompre l'ossature sans un once d'attendrissement paternel ? Était-il vraiment celui-là qui soignait autrefois mes meurtrissures avec une indifférence parfaite pour ma chair ? J’étais affligée à l'idée qu'il se soit perdu. Complètement perdu...

    Le mercenaire lâcha mes poignets pour défaire brutalement la ceinture de son pantalon.

    Ne fais pas ça, je grognais pour l’avertir en le forçant à reculer un peu.

    Il se figea un instant comme pour la juger, considérer la menace. Et son œil brillait d'un appétit prédateur. À l'affût. Luisant de ses talents sans scrupule.

    Il me tira vers lui, captura mon visage. Il m’embrassa.

    Je n’eus pas l'idée de lui mordre la langue. Je ne trouvai qu’à m’agiter mollement. Mon corps devint un pantin tentant toutes les fuites, toutes les dislocations, désarmé face à ce géant trop lourd presser contre moi pour l’étouffer. J’essayai de l'éviter, de le contourner. Sans penser cogner. Et je gémis. Mais l'étreinte durait et il me broyait plus fort encore ; alors je finis par frapper sans muscles dans la ventraille de mon assaillant.

    Enguerrand fit comme s'il avait été atteint.

    C'est tout ? Je ne t'ai rien appris, c'est ça ? murmura-t-il à mon oreille pendant que je m’essuyais la bouche. Comment tu veux abattre le monde si tu ne parvins pas à m'renverser, moi ?

    Je le foudroyai du regard. Le tonnerre gronda dans le lointain.

    Il voulait que je me fâche ? Il allait voir ce que j’avais dans les entrailles ! La fureur se répandit soudain dans mes veines.  Je frissonnai de ce trop plein de haine qui m’emplissait tout entière. Cette rage qui coulait partout. Je crus à son infamie. Je reniais tout ; tout ce que j’étais, tout ce qu'il représentait pour moi. Si bien qu'il appartint tout à coup à cette race méprisable des étrangers. Comme les autres, turpide, et sans valeur aucune.

    D'un coup, je trouvai ma violence primaire, viscérale, et je l’ai heurté si durement que le vieux colosse traversa la pièce. Son dos s'écrasa contre un des pieds du lit.

    Il y a des batailles toutes pareilles à celle que le Vermillon avait contées, où il n'y a plus de soldats, à la fin. Où la conscience s'égare et qu'il ne reste plus que la raison des bestes aussi dangereuses que vulnérables. Où personne n'a assez de ressource pour se sentir à l’abri du pire. Mais là, dans cette pièce étroite et sans issues, ça ne ressemblait pas à ce genre de combat. C'était un corps à corps déjà envisagé, écrit et réécrit maintes fois. Une lutte de deux gens partageant le goût du crime et le parfum des catacombes. L'occasion de s'examiner s'était tant de fois présentée ; de se jauger, de nettoyer ensemble nos fers pour estimer lequelle était le plus souillé. L'un connaissait les atouts de l'autre, l'autre se concentrait sur les défauts de l'un. Sans préméditations, nous avions appris notre requiem. L'heure était venue de savoir qui avait le mieux retenu la symphonie d'une rancœur décharnée. Oublier les notes, nous n’en avions guère ressource à l'apogée de notre science ravageuse.

    Je récitai ce que son corps avait enduré, tout au long de ses cruelles dernières années. Enguerrand jouait néanmoins des instruments que je ne possédais pas encore. La cohésion de ses membres paraissait trop parfaite et je ne pensais plus à son ivresse feinte.

    Tous les contraires se rejoignaient ici en apothéose. Sa vieillesse se dressait contre ma jeunesse, ma féminité dévorée contre sa robustesse masculine, sa précision aveugle contre ma maladresse retors. La fièvre, voilà tout. Celle d'un duel sans raclures, d'adversaires si convaincus de conquérir que nous accueillions chaque passe d'arme talentueuse avec un peu d'émerveillement. Même quand Enguerrand avait frappé ma mâchoire, je me fascinai de la dextérité et la rapidité du poing, en crachant un mélange de salive et de sang. Fatalement, je le lui rendis, cette douleur et cette saveur de métal dans la bouche : j’écrasai mon pied botté sur l'os du coude droit et le bras craqua dans un bruit de chêne chaviré.

    Et puis, je me tins soudain sur lui, assise sur sa cage thoracique, sans que je ne puisse me rappeler comment. Il ne pouvait s'évader. Mes mains se fermaient sur sa carotide. Le maître ouvrit la bouche, et parce que j’avais envie de l'entendre l'implorer, je desserrai ma prise. Il souffla :

    Tu comprends maintenant ? Tu... Tu as saisi ce qu'était la fureur cramoisie, ma Petite ?

    Je saisis surtout qu'il ne me supplierait pas. Ses yeux criaient à la décimation. Il n'y avait chez lui aucune peur. Nulle forme de panique. Étranglé, il gardait au coin de ses lèvres ce sourire provocateur qui ne l'avait jamais lâché d'une semelle : cet émail de carnivore ironique. Il jubilait. La joie et la tendresse se mêlaient dans ses prunelles brunes. De la fierté l'auréolait. Et jamais je n'avais croisé un mourant aussi soulagé d'être débarrassé de ce qu'il était.

    Déchaînée, j’ai relevé la tête, me suis jetée sur le couteau qui brillait sous les rayons lunaires et, avant qu'il n'ait pu reprendre sa respiration, je voulus planter l'acier au milieu de son torse, là où les côtes manquent de se rejoindre.

    Je n’eus pas le temps de le faire : sa main frappa la mienne au vol et je vis malgré moi ma lame s’enfoncer dans ma ventraille. Impuissante.

    Pas de cris. Pas de hurlements. Juste le bruit du sang qui roule sur les lattes du plancher. Il resta me regarder périr de sa main jusqu’à ce que les hoquets de mon trépas se tarissent. Point de remords chez lui. Il ne connaissait ni les regrets, ni le repenti.

    Il se leva seulement lorsque mon sang lécha ses frusques. Une puanteur nauséabonde l’écœura. Le vieux mercenaire posa son regard malade sur ce qu'il restait de moi, et la flaque où je baignais les yeux ouverts et blancs comme des œufs durs.

    Les Trois ne m’ont pas offert de nouveau corps pour me réincarner, alors mon âme est encore collée à la sienne. Ce n’est peut-être que pour mieux vous conter cette légende effacée. Ce mythe miteux, que, sans moi, vous n’aurez jamais connu.

    Compétences



  • Arme (Dague longue) - Niveau 4 (5 arme de maître)

  • Athlétisme - Niveau 3

  • Arme (Épée) - Niveau 2
  • Bagarre – Niveau 3

  • Survie – Niveau 2

  • Politique – Niveau 1


  • Avec une Armure légère sur mesure et Arme de maître (Baveuse - Dague longue).



    Derrière l'écran



    Double compte? Dans une autre vie, je boite bien plus.




    Re: Le Vermillon ─ Mer 16 Jan - 21:43
    Chroniqueur Impérial
      Chroniqueur Impérial

      Réputation  - 16.01.2019



    • LA CAPITALE EVALON



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    • DUCHÉ DE LA CROIX DES ESPINES


    • COMTÉ DE LA CROIX DES ESPINES
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    • HORS FRONTIÈRES


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