Re: Mala vida ─ Mer 31 Juil - 17:19
Comme cela avait été le cas à plusieurs reprises au cours de la conversation, Arthur répondait aux ironies à peine perceptibles du danseur par une sorte de sérieux très raide qui l'amusait un peu, mais laissait surtout présager une certaine étroitesse d'esprit qui devait bien le desservir, quand il s'agissait de jouter à fleurets mouchetés pour négocier une affaire. Le mellilien le regarda se justifier avec le plus grand aplomb en esquissant une sorte de sourire amusé et désolé à la fois, puis secoua légèrement la tête.
- Ah, sidi, j'ai bien long à t'apprendre sur cette partie, je le vois bien.
Quand le mercenaire en vint à la conclusion voulue, la figure brune du danseur se fendit d'un sourire en coin qui creusa encore plus ses traits maigres. Etrangement, il resta silencieux, un moment. Ses yeux verts et bruns, d'une teinte incertaine à la lueur des lampes, balayèrent la salle derrière l'épaule de l'homme, détaillant les visages, les figures, les gens assemblés qui mangeaient, buvaient et conversaient à qui mieux mieux. Pas de trace de son pigeon du soir, ce qui était en soi un soulagement ; autant d'ennuis évités pour cette fois. Il réfléchit encore, retourna dans sa tête cette idée qui leur était venue. Que la fortune, elle qui avait d'ordinaire la trogne si jaune, lui sourit si aimablement ce jour lui était étrange. Il se demanda dans quoi il allait se fourrer, à présent, comme si de tomber de misère en servitude, le destin n'aurait bientôt plus que ses os à ronger.
Finalement, il revint à son homme. Sa figure honnête, proprette et à peine usée sous ses boucles blondes, presque de ce blanc de sel qu'on voyait aux fronts des néréens, et sa vêture bien mise de gentilhomme d'armes qui portait haut le fer et la broigne des gens de routes. A tout prendre, n'était-ce point plus enviable ? Comme s'il avait encore le choix.
- Tu es bien hardi, reprit Idir sans se départir de ce ton léger. Tu ne sais rien de moi, sinon que je parle, et que je parle fort bien. Veux-tu d'un miséreux dans ta troupe ? Tel que tu me vois, je n'ai rien de plus que ma peau, mes os, et ce qui les couvre. Que feras-tu si tu découvres des vilennies dans mon passé ?
Il parlait comme si cela était sans conséquences, sans vraiment y prêter grande attention : l'indolence du ton se faufilait avec un grand naturel, mais là encore, toujours, les yeux fixés sur le mercenaire ne cillaient presque plus, pénétrants et vifs comme des couteaux pour extirper le vrai, lui qui disait si souvent le faux. Dessous l'armure, Idir allait, toujours caché, à un pas de la vérité pour ce qu'elle était bien trop sordide, bien trop nuisible, et qu'il y avait là trop de choses qu'il ne voulait faire connaître à quiconque.
La façade était belle encore, pourtant : sourire encore, la mine fière et l'allure élancée de ces gens de l'art qui se forgent à tant de grâces qu'ils en deviennent semblables à des cygnes ou des oiseaux, mais qui vont le coeur pourri de misère et le ventre si vide que cela leur avait englouti l'âme et le reste. Qu'il y croie, à ces beaux mensonges, à la mine affable du tassilien exilé, à ses paroles douces et à cette gaieté étrange qui semblait l'habiter : qu'il y croie et s'y confonde, pour ce qu'Idir avait bien assez de masques pour se donner le change à l'infini.
- Et puis, reprit-il en vidant son verre, moi, je ne sais rien de toi. Tu m'offre du travail et tu fus généreux envers moi : pour autant qui me dit que ce n'est là pas qu'un appât pour me faire prendre ?
Il oscilla du chef, comme un chat qui hésite.
- Moi, je veux bien te suivre, parce que je suis sans le sou et que mes flancs sont las de battre famine sous mes hardes. Je te serais de bon usage, j'ai déjà parlé pour d'autres et je sais jouer du verbe de la sorte. Mais j'ai encore assez de jugeotte pour ne point suivre le premier à faire des promesses, tu sais.
C'était idiot, mais disant cela, Idir sentit poindre un plaisir certain. Alors, c'était donc ça de pouvoir décider lui-même de son destin ? De pouvoir poser ses propres conditions, sans qu'on les lui impose ? Diantre, qu'elle pouvait être amère, la liberté, que ce pouvait être une horreur de survivre par ses propres moyens, mais au final, pour rien au monde il n'aurait échangé tout cela. Pour ces miettes-là, ces instants où il pouvait se décider lui-même, cela valait touts les misères de ces derniers mois.