Re: [Terminé] La robe et l'armure ─ Mer 3 Juil - 21:12
Guillaume de MornoieChevalier
Bien sûr que non, elle n'avait pas changé. Si elle avait pu faire impression au premier instant, la façade vola en éclats au premier regard : celui-là, non, il n'avait pas changé. C'était toujours le même, avec cette insolence royale qui défiait le monde entier de se dresser devant elle, et qui ne manquait jamais de le faire sourire, autant que cela faisait naître au fond de lui la même langueur que celui qui lui venait à la vue du fer d'une épée adverse. Le fil pouvait en être le plus dur et le plus tranchant, quelque chose au fond voulait cet élan qui le poussait à s'y confronter, d'une façon ou d'une autre.
Comme au premier jour, elle le défiait, un sourire sur la bouche et au fond de ces prunelles d'azur, froides comme un lac de montagne. À ces yeux d'eau vive, prête à mordre la chair et à l'engloutir, répondait la limpidité paisible de ceux de Guillaume. Comme au premier jour, oui, les fauves affrontés qui se jaugeaient mutuellement, par-delà leurs différences, pour recueillir ce qu'ils avaient de semblable.
– Je vous fais mes compliments pour être parvenue à ce que certains aspirent toute une vie, ma dame, lui répondit-il avec une galanterie un rien moqueuse. Cela n'est pas rien. Vous avez fait bien du chemin depuis cet hiver qui vit nos routes se croiser.
Son orgueil n'hésita guère quant à ceux à qui ses paroles furent destinées : il avait très nettement en mémoire leurs conversations au coin du feu, dans les nuits les plus obscures qui avaient fait des trêves trop brèves au cœur des combats. Il savait le respect qu'il avait gagné auprès d'elle, et plus que celui de tout autre, il lui était précieux, et douloureux tout en même temps, car il en connaissait trop bien le prix.
Il rit, après cela, comme il le faisait si souvent. De bon cœur, c'était certain, d'autant plus qu'il imaginait sans peine quelle torture ce devait être pour une louve de cette sorte de se trouver courtisée par les aristocrates de sa cour, empêtrés dans leurs manières et leurs paroles mielleuses.
– J'en suis fort aise, alors, car il m'est agréable de savoir que le bon chevalier Guillaume sauva de nouveau la demoiselle en détresse, quoique d'un péril inattendu.
Ces paroles, dont le ton un peu pompeux fut démenti par l'éclat espiègle de ses yeux verts, accompagnèrent une petite courbette qui fit ruisseler quelques boucles brunes sur son front.
–Ou bien est-ce pauvre baron que j'ai sauvé d'un trépas douloureux ? Ah, dame, vous semez un trouble certain.
Un regard filtra de nouveau sous les longs cils, et puis il s'empressa de prendre place avec elle, constatant avec plaisir qu'on ne pouvait plus faire un pas dans le palais sans y trouver vin et victuailles à loisir.
–Il m'est heureux de savoir que vous vous portez bien, reprit-il en remplissant leurs coupes.
Cette fois, point de moquerie : le ton était léger, mais sincère, et l'expression de son visage fut alors gagné d'un rien de tendresse, comme si cela venait rassurer quelque inquiétude qu'il avait entretenue à son sujet.
Guillaume prit le temps d'une gorgée avant de répondre. Que lui dire ? Deux années, déjà, et tant de labeurs, parfois en vain. Le temps lui avait filé entre les doigts, comme il le faisait toujours, à courir par tout le duché pour servir son seigneur, à veiller, des nuits entières lorsqu'il le fallait, à craindre encore et encore le couteau et le poison, et le mal insidieux qui rongeait les os et la chair de son ami.
Pourtant, il n'y avait aucun signe de trouble dans le regard qu'il leva de nouveau vers elle. Limpide et calme, sans la hantise qu'elle y avait connu souventes fois, mais que dire, vraiment, que dire ? Peut-être que Renaud avait raison, à travers ses moqueries. La morsure du givre était plus tenace qu'on pouvait se le figurer, et de toutes les blessures qu'il avait reçues, peut-être que la plus traîtresse de toutes avait été cet aiguillon de glace fiché quelque part en son cœur.
–Ce furent de tumultueuses années, répondit-il enfin, baissant les yeux sur le vermeil qui dansait en reflets chatoyants à travers la verrerie. Rien que de l'ordinaire, pour nous autres gens de guerre, et au risque de vous décevoir, ma dame, il n'advint rien qui fut digne de récits. Je suis rentré en ma contrée après cet hiver où nous avons combattu ensemble, pour y trouver les miens épargnés, un peu, par la peste. Nous n'avons guère eu de deuils à déplorer, sinon l'un de mes neveux qui fut pris au berceau. Mais ces tristes temps sont passés, pour nous comme pour tous les autres, et j'eus fort à faire pour garder mon seigneur des menaces, et courir par tout le duché pour son service. Il y a eu bien des changements après cela, comme partout ailleurs : les places laissées vacantes par les morts ont été remplies par force, et cela ne fut pas de tout repos.
Il sourit, se laissant aller sur le dossier de son siège, et passa une main fébrile dans ses cheveux, comme il le faisait si souvent lorsqu'il était préoccupé. Face à elle, tout lui revenait, des images confuses, des pensées, aussi. L'écho de ses colères, et tout ce qu'elle avait jeté d'agitation en son esprit, par le simple fait qu'elle existât, comme elle l'était.
Et elle n'avait pas changé. C'était une bonne chose, dans un sens, parce qu'il aurait été chagriné, sans doute, de la voir s'assagir et perdre de son piquant, mais sa raison lui disait tout autre. Une dame de cette envergure à la tête d'un comté était de nature à bouleverser bien des choses, et les circonstances se prêtaient mal aux rêveries qui s'attachaient à elle, dans le secret de son esprit.
–Et nous voici, reprit-il, d'un ton un rien plus las. Les choses les plus intéressantes sont encore à venir, je gage, si Sa Seigneurie Courage devient empereur. Non que je ne le souhaite point, non plus qu'aux autres ducs, mais enfin.
Guillaume s'interrompit. Il avait oublié combien les mots lui venaient aisément à la bouche, en sa présence. Sa franchise très brute était de nature à cela, et c'était une chose que sa nature indolente et peu portée sur la méfiance appréciait toujours. Pour autant, à présent, il ne pouvait vraiment y céder sans arrières pensés : non qu'il la tînt comme ennemie, mais la prudence était de mise. Méfie-toi, avait dit Courage, garde-toi d'elle. Elle était peut-être toujours la même, elle était peut-être la même louve sauvage qui avait l'honneur brut et primaire des gens de guerre, qui ne croyaient à d'autres serments que ceux que l'on fait par le fer et le sang, mais les circonstances, elles, avaient changé.
Il y trouva un chagrin très amer, qui se mêlait au secret délice qu'il avait à se complaire dans le trouble qu'elle provoquait par sa seule présence. En d'autres circonstances, il se serait plu à l'aimer, c'était certain. En d'autres circonstances, il aurait croisé le fer avec celui de ces yeux, il aurait goûté l'épine et le poison pour le seul plaisir du frisson de trouver un tempérament d'égale ampleur. Vingt, et même dix ans auparavant, il n'aurait pas hésité, au risque de s'attirer les foudres de son seigneur et ami : mais il n'était déjà plus le même, et le chevalier qui regardait sa dame avec une indéfinissable tristesse avait déjà trop aimé, trop souffert, trop risqué dans ces passions fugaces pour se permettre de tout mettre en péril à nouveau.
Fallait-il le dire ? Au fond, il était trop tard. Le regret que laissa cette pensée fut très doux, poignant comme un chant d'adieu, mais il sourit. La lumière en dedans, comme toujours, et la mélancolie tout entière dans cette expression qui flottait sous sa barbe et au fond des lacs de ses pupilles.
–L'Empire est sur le point de changer, reprit-il en élevant son verre, et me voilà tout pensif. Allons, ma dame, buvons à ce qui s'annonce, et puisse les dieux faire don de leur sagesse à ceux qui nous gouvernent.
Allez, Guillaume, avoue, tu l'aimes un peu, avait dit un jour l'un de ses compagnons, par plaisanterie autant que pour lui tirer les vers du nez. Le chevalier n'avait rien rétorqué, alors, il s'était contenté de rire, et de garder par-devers lui ses propres pensées, par défi.
À présent, il aurait pu y répondre. Hélas, il était trop tard. Quelle que fut la vérité, c'en était une qu'il fallait garder pour lui, enclose comme un secret.