Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Mar 20 Aoû - 20:50
Celui qui le fut et celui qui l'est devenu
Idir Alvarez ¤ Nathaël
Le chemin s'était déroulé sous les cahots du véhicule. Défilé de plaines gorgées de soleil. Les routes s'y suivaient en cordée, noircies par le nombre de voyageurs que la grande réunion des Ducs mettait en branle. Grands, humbles, tous y auraient un rôle en attendant la nomination du nouvel empereur. Les yeux de Nathaël n'avaient rien perdu du long itinéraire, les yeux plongés au cœur des vastes étendues d'herbes froissées par les vents. Des changements de clarté les animaient. Ou révélaient les esprits qui les habitaient. Quoique intimidé par ce périple pour lequel son maître l'avait pris dans ses bagages, l'esclave goûtait ces décors, profitant de l'instant. Le simple plaisir d'explorer.
Depuis l'humble voiture où les serviteurs qui étaient du voyage suivaient l'imposant carrosse du seigneur de Néra, le garçon se demanda quelles pouvaient être les espoirs et craintes de son maître, au sujet de la manche politique qui allait se jouer. Plus largement, quelles répercussions aurait l'élection sur le petit peuple ? Nathaël ne savait que trop combien, parfois, les affaire des Grands de ce monde pouvaient dérailler, ne se concentrer que sur des complots d'entre-soi, avec le privilège de l'immense oubli des autres. La venue d'une nouvelle tête couronnée ferait-elle s'élever des cris ou soupirer de repos les dieux ? Le jeune homme espérait toujours en des dirigeants assez audacieux pour ne pas omettre le vaste nombre. Ne pas marcher sur des têtes.
Après avoir plus ou moins valdingué au gré des cailloux, des crevasses et des racines à demi-enterrées dans les routes, l'attelage entra au sein de la capitale - précieuse cité en son écrin. Nathaël souriait et ses larges yeux curieux, grand ouverts, glanaient tout ce qu'ils pouvaient de ce nouvel endroit. Sur l'un des flancs de la ville, les pointes des bateaux se découpèrent contre l'horizon au milieu d'un ciel matinal. Peu à peu l'ensemble des bâtiments apparaissaient tels des spectres, vastes formes noires dans les entrailles desquelles s'agitaient des dizaines de silhouettes. C'était à se demander, entre les tous petits hommes et les gros navires, qui servait qui. Ces corps-charpente grimpaient, frottaient, portaient, se perdaient dans les innombrables cordages des vaisseaux. De temps en temps une lame de lumière glissait le long des puissants muscles à l'effort.
L'agitation d'Evalon le happa ensuite. La gent nombreuse envahissait jusqu'aux moindres venelles. Tant et si bien que même les recoins d'ordinaire insignifiants bourdonnaient en ce jour. Les commerçants n'avaient pas attendu pour ouvrir leur office, en cette occasion trop belle de faire bonne recette auprès des voyageurs drainés par l'élection. Vendeurs d'oublies, filles de joie, saltimbanques, dompteurs d'ours et de coqs de combat distrayaient l'assistance en attente. Poètes et troubadours jetaient aux quatre vents, sous forme de poèmes cocasses, leurs satires et hypothèses quant à celui ou celle qui sortirait de la grande salle des Ducs avec le pouvoir suprême. Ils se voyaient accompagnés, parfois recouverts, par les hurlements des marchands. Des femmes applaudissaient, conversaient, surveillaient leurs enfants. Des mélanges insensés de teintes, de voix, de musiques, de senteurs et de bruits achevaient de faire de ce moment un événement qui marquerait l'esprit de Nathaël.
L'on suivait la route vers le prestigieux endroit où se tiendrait la réunion. Autour de lui, l'esclave tendait l'oreille, s'intéressait aux conversations. Il comprit combien les sujets espéraient que cette date à marquer d'une pierre blanche leur offre d'entrevoir le nouvel empereur. Et l'on se réservait déjà des places pour cela, même s'il fallait attendre longtemps. Aurait-on la chance de capturer, ne serait-ce qu'un instant, la silhouette et le visage du successeur ? Le plus modeste individu, oppressé par mille autres semblables, se sentirait élevé par la vision même fugace de la majestueuse figure. Artisans, compagnons et humbles gens attendaient ce grand moment. Leurs ennuis quotidiens seraient dilués dans la curiosité collective.
Devant la longue succession des Ducs en carrosse ayant enfin rejoint le palais, l'esclave s'imagina que leurs personnes gravaient l'Histoire dans les mémoires et la chair de la ville. Aussi bien que les prestigieux hôtels particuliers ou bâtiments publics qui, eux, en gardaient chaque jour le souvenir. Surplombant le cortège, les frontons craquelés, les façades ridées, les emblèmes des nobles froissés par l'âge, les murs détruits et reconstruits comme autant de peaux successives en mue, témoignaient des siècles qui - comme le sang - y coulaient dans un cycle éternel. Même les boyaux où habitaient les pauvres, et dont la fragilité ne pouvait guère dire le passé au delà de deux ou trois générations, respiraient occasionnellement le prestige des grands jours et non pas que le miasme.
Le seigneur de Néra et ses suivants descendirent de la voiture et disparurent derrière les portes pour jouer le destin de l'empire. Avant de s'éloigner, le maître avait demandé à Nathaël de desceller les cheveux, de les brosser, puis de leur porter l'eau nécessaire à ce qu'ils se remissent du périple. Le jeune homme s'exécuta, offrant boisson et caresses aux animaux, non sans porter régulièrement son attention sur tous ces gens qui traversaient les rues ou, comme lui, y attendaient un supérieur. Il essuya comme de coutume les regards sévères, scrutateurs ou méprisants de quelques hommes d'armes ou intendants - prompts à se sentir ainsi pleins de leurs morceaux de pouvoir en l'exerçant sur ce qu'ils pouvaient trouver d'inférieur. Malgré une pointe d'aigreur toujours au fond de lui, l'esclave les ignorait, occupé à lever son seau d'eau à la bouche de chacun des chevaux.