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Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez]
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Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Mar 20 Aoû - 20:50
Nathaël
    Nathaël
    Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] 28.9


    Celui qui le fut et celui qui l'est devenu
    Idir Alvarez ¤ Nathaël


    Le chemin s'était déroulé sous les cahots du véhicule. Défilé de plaines gorgées de soleil. Les routes s'y suivaient en cordée, noircies par le nombre de voyageurs que la grande réunion des Ducs mettait en branle. Grands, humbles, tous y auraient un rôle en attendant la nomination du nouvel empereur. Les yeux de Nathaël n'avaient rien perdu du long itinéraire, les yeux plongés au cœur des vastes étendues d'herbes froissées par les vents. Des changements de clarté les animaient. Ou révélaient les esprits qui les habitaient. Quoique intimidé par ce périple pour lequel son maître l'avait pris dans ses bagages, l'esclave goûtait ces décors, profitant de l'instant. Le simple plaisir d'explorer.
    Depuis l'humble voiture où les serviteurs qui étaient du voyage suivaient l'imposant carrosse du seigneur de Néra, le garçon se demanda quelles pouvaient être les espoirs et craintes de son maître, au sujet de la manche politique qui allait se jouer. Plus largement, quelles répercussions aurait l'élection sur le petit peuple ? Nathaël ne savait que trop combien, parfois, les affaire des Grands de ce monde pouvaient dérailler, ne se concentrer que sur des complots d'entre-soi, avec le privilège de l'immense oubli des autres. La venue d'une nouvelle tête couronnée ferait-elle s'élever des cris ou soupirer de repos les dieux ? Le jeune homme espérait toujours en des dirigeants assez audacieux pour ne pas omettre le vaste nombre. Ne pas marcher sur des têtes.

    Après avoir plus ou moins valdingué au gré des cailloux, des crevasses et des racines à demi-enterrées dans les routes, l'attelage entra au sein de la capitale - précieuse cité en son écrin. Nathaël souriait et ses larges yeux curieux, grand ouverts, glanaient tout ce qu'ils pouvaient de ce nouvel endroit. Sur l'un des flancs de la ville, les pointes des bateaux se découpèrent contre l'horizon au milieu d'un ciel matinal. Peu à peu l'ensemble des bâtiments apparaissaient tels des spectres, vastes formes noires dans les entrailles desquelles s'agitaient des dizaines de silhouettes. C'était à se demander, entre les tous petits hommes et les gros navires, qui servait qui. Ces corps-charpente grimpaient, frottaient, portaient, se perdaient dans les innombrables cordages des vaisseaux. De temps en temps une lame de lumière glissait le long des puissants muscles à l'effort.

    L'agitation d'Evalon le happa ensuite. La gent nombreuse envahissait jusqu'aux moindres venelles. Tant et si bien que même les recoins d'ordinaire insignifiants bourdonnaient en ce jour. Les commerçants n'avaient pas attendu pour ouvrir leur office, en cette occasion trop belle de faire bonne recette auprès des voyageurs drainés par l'élection. Vendeurs d'oublies, filles de joie, saltimbanques, dompteurs d'ours et de coqs de combat distrayaient l'assistance en attente. Poètes et troubadours jetaient aux quatre vents, sous forme de poèmes cocasses, leurs satires et hypothèses quant à celui ou celle qui sortirait de la grande salle des Ducs avec le pouvoir suprême. Ils se voyaient accompagnés, parfois recouverts, par les hurlements des marchands. Des femmes applaudissaient, conversaient, surveillaient leurs enfants. Des mélanges insensés de teintes, de voix, de musiques, de senteurs et de bruits achevaient de faire de ce moment un événement qui marquerait l'esprit de Nathaël.
    L'on suivait la route vers le prestigieux endroit où se tiendrait la réunion. Autour de lui, l'esclave tendait l'oreille, s'intéressait aux conversations. Il comprit combien les sujets espéraient que cette date à marquer d'une pierre blanche leur offre d'entrevoir le nouvel empereur. Et l'on se réservait déjà des places pour cela, même s'il fallait attendre longtemps. Aurait-on la chance de capturer, ne serait-ce qu'un instant, la silhouette et le visage du successeur ? Le plus modeste individu, oppressé par mille autres semblables, se sentirait élevé par la vision même fugace de la majestueuse figure. Artisans, compagnons et humbles gens attendaient ce grand moment. Leurs ennuis quotidiens seraient dilués dans la curiosité collective.

    Devant la longue succession des Ducs en carrosse ayant enfin rejoint le palais, l'esclave s'imagina que leurs personnes gravaient l'Histoire dans les mémoires et la chair de la ville. Aussi bien que les prestigieux hôtels particuliers ou bâtiments publics qui, eux, en gardaient chaque jour le souvenir. Surplombant le cortège, les frontons craquelés, les façades ridées, les emblèmes des nobles froissés par l'âge, les murs détruits et reconstruits comme autant de peaux successives en mue, témoignaient des siècles qui - comme le sang - y coulaient dans un cycle éternel. Même les boyaux où habitaient les pauvres, et dont la fragilité ne pouvait guère dire le passé au delà de deux ou trois générations, respiraient occasionnellement le prestige des grands jours et non pas que le miasme.
    Le seigneur de Néra et ses suivants descendirent de la voiture et disparurent derrière les portes pour jouer le destin de l'empire. Avant de s'éloigner, le maître avait demandé à Nathaël de desceller les cheveux, de les brosser, puis de leur porter l'eau nécessaire à ce qu'ils se remissent du périple. Le jeune homme s'exécuta, offrant boisson et caresses aux animaux, non sans porter régulièrement son attention sur tous ces gens qui traversaient les rues ou, comme lui, y attendaient un supérieur. Il essuya comme de coutume les regards sévères, scrutateurs ou méprisants de quelques hommes d'armes ou intendants - prompts à se sentir ainsi pleins de leurs morceaux de pouvoir en l'exerçant sur ce qu'ils pouvaient trouver d'inférieur. Malgré une pointe d'aigreur toujours au fond de lui, l'esclave les ignorait, occupé à lever son seau d'eau à la bouche de chacun des chevaux.


    Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] 28.10
    Re: Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Jeu 29 Aoû - 19:35
    Idir Alvarez
      Idir Alvarez
      Danseur
      C'était étrange de voir à quel point, en si peu de temps, tout pouvait changer. L'air avait une autre saveur, la lumière une autre couleur, et bien qu'Idir n'eut jamais eu l'âme portée vers la poésie autre que celle qu'on pouvait monnayer aux passants crédules, il fallait bien se rendre à l'évidence : la vie d'homme libre était un rien différente, et ce petit rien, ce tout petit détail infime avait son importance et faisait un secret délice qu'il savourait pleinement.

      Pour être tout à fait honnête, des repas un rien plus consistants et un couchage un peu plus confortable que l'herbage des fossés et la soue des miséreux avait de quoi refaire l'humeur d'un homme, en même temps que de redonner un peu de son lustre au danseur dépenaillé. Il en faudrait bien plus toutefois pour lui redonner bonne mine, mais pour le reste, il savait y faire pour pallier à la misère et déguiser ses pauvres os perclus de faim et de fatigue sous les oripeaux bariolés qu'il affectionnait. Et puisque c'était jour de fête, puisque c'était jour de liesse pour attendre que les puissants aient fini de jouer aux dés avec le destin des petites gens, Idir n'avait pu manquer de se joindre à la foule populeuse qui hantait le palais et ses abords. Son nouveau patron était occupé par une mission d'importance, et puisqu'on ne lui avait rien signfié de faire, ce qui était un luxe tout à fait inouï après une vie de labeur servile, le danseur avait décidé de s'accorder le loisir de n'en rien faire, justement, et de se contenter de traîner à la recherche de quelque chose d'intéressant à faire.

      Or donc, le voici qui vaguait dans la grande cour où on se pressait par dizaines, qui déambulait au milieu de l'agitation comme un chat qui se promène en épiant les alentours, avec dans le pas cette même indolence souveraine, et la même vigilance tapie dans l'éclat de ses yeux verts. Les cortèges défilaient, un à un, apportant leur lot de chevaliers, de dames, de valets, de pages et de menu fretin affairé à brosser les chevaux et faire tourner les rouages de la vaste machinerie de cour au sommet de la quelle vaquaient les Grands, encaparaçonnés de soieries et de velours, empiécés de fer, mailles clinquantes et hauberts étincelants au soleil du plein jour. Au milieu de tout cela, Idir ouvrit les yeux et les oreilles, retrouva le parler familier des gens du sud, et se faufila comme un garçon pour prêter main forte quand il le fallait et que son oisiveté risquait de trahir le fait qu'il n'avait rien à faire ici, partageant ça et là quelques nouvelles, une anecdote ou un coup de main avec la domesticité abondante qui grouillait sous les sabots des princes.

      Et bien sûr, comme on ne se refait pas, il en profita bien évidemment pour glisser quelques mots doux et quelques oeillades aux accortes servantes et aux jolis palefreniers, et soutirer quelques menus butins à leurs maîtres les plus étourdis.

      Cependant, quelle que fusse sa belle humeur, il ne put s'empêcher d'avoir l'oreille attirée, au milieu du vacarme, par les vociférations d'un officier plus tatillon que la moyenne. Ce fut peut-être parce que c'était une goutte d'eau supplémentaire dans un vase trop bien rempli, peut-être parce qu'il avait déjà vu des esclaves être frappés ou houspillés sans coup férir par leurs maîtres, peut-être parce que c'en était un de trop : quoiqu'il en fut, une grimace déchira le visage du danseur qui se glissa subrepticement derrière l'homme, au milieu de la cohue. L'objet de son ire, comme le constata Idir, était un esclave maigre comme un agneau du jour, et aussi pâle. Il n'était pas beaucoup plus épais que ne l'était Idir, petit comme un enfançon à peine formé, quoiqu'il atteignât sans doute déjà l'âge d'homme. Avec cette obstination coriace qu'il connaissait bien, il continuait sa tâche, le dos courbé, l'échine rompue, faisant la sourde oreille aux vexations qui pleuvaient sur lui : qu'elles étaient lourdes, ces chaînes que l'on ne voyait pas, et qui entravaient l'esprit et le corps d'un même étau, si bien qu'on oubliait ce que c'était que de relever la tête et d'être, tout simplement, humain.

      Personne ne vit le sourire d'Idir, qui feignit de remuer le foin d'une stalle voisine. Un coup d'oeil à la ronde, et d'un geste négligent, il fit tomber un des outils suspendus au râtelier près des abreuvoirs. L'étalon nerveux qui se trouvait tout près fit un écart en renâclant furieusement, et, comme Idir l'avait espéré, bouscula le gandin qui fut jeté cul par dessus tête dans une botte de paille et dérapa sur un étron.

      La roulade impromptue et peu élégante attira autant l'hilarité discrète des gueux que l'outrage fait à un digne gentilhomme, que l'on s'empressa de venir relever pour soulager son séant qui devait lui cuire durement après sa rencontre avec la paille hérissée et le pavé glissant de crottin. Idir attendit que l'ire s'apaise, et que l'on raccompagne l'homme pour aller changer son habit souillé, puis se montra enfin et s'appuya négligemment contre la paroi de la stalle, les bras croisés.

      - Comme quoi, lâcha-il d'un air indolent, même assis sur des trônes, les grands de ce monde ne sont jamais assis que sur leur cul, et celui-là n'est jamais loin de la merde que nous autres pelletons pour eux.

      Le regard d'Idir tomba sur le garçon du haut de sa silhouette efflanquée, par-dessous ses longs cils très noirs. Il n'y avait pas de chaleur sur les traits du mellilien, rien qu'un amusement perfide, mais au fond des yeux verts, la lueur maligne s'infléchissait d'un rien de compassion.

      - Continue d'ignorer leur venin, petit. Ils sont pire que des chiens, s'ils flairent le sang, ça les encourage.

      Il parlait à voix basse, et sa voix mélodieuse couvrait à peine le vacarme ambiant. L'accent d'outre mer se mêlait aux inflexions des parlers du sud, quoiqu'il ne fit guère l'effort de forcer le trait, cette fois. Il n'avait pas à feindre grand chose, ce jour.
      Re: Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Dim 8 Sep - 10:04
      Nathaël
        Nathaël
        Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] 28.9


        Celui qui le fut et celui qui l'est devenu
        Idir Alvarez ¤ Nathaël


        Il aurait aimé suivre des yeux l'incessante salterelle des voyageurs. Prêter l'oreille à tous ces accents mêlés et apprécier la variété des tenues et carnations que l'événement amenait à mêler. Mais ces petits chefs oisifs tournaient en rapace, l’œil décoché sur ses moindres gestes et la bouche prête à siffler remontrance. Aujourd'hui c'était lui qui prenait, demain c'en serait un autre larbin. Là pour calmer les frustration et tendre un pouvoir illusoire.
        Nathaël rongeait son frein, sourcils abattus sur ses pupilles dorées qu'un voile de rancœur noircissait - et qu'il fallait cacher. Permission de souffrir ; ordre de le masquer. L'esclave se faufilait tant bien que mal entre les rustauds, évitait ici une quolibet et là une secousse, pour ne se concentrer que sur les chevaux à abreuver.

        Soudain, une ruade. Un des animaux s'était cabré. Il hennissait comme si un dard venait de le piquer. Ce fut d'un saut félin que Nathaël recula d'un coup, yeux perçants et épaules roulées en avant. Il tendit les bras, prêt à tenter de dompter le destrier. Il put attraper ses rênes et, sans trop se déboîter en tous sens, insuffler un peu de calme à la bête qui frappait quelques coups de sabots en une danse désarticulée, avant de retrouver sa tranquillité première.
        Autour, ça gueulait, ça pouffait. L'esclave s'était ployé et, mains aux genoux, récupérait son souffle. En redressant la tête, il aperçut le petit caporal qui l'incommodait, à présent cul dans la paille et les quatre fers en l'air. Il cilla et se pinça assez la joue pour ne pas succomber au rire montant. Le supérieur crotté finit par bondir sur ses jambes, décocher çà et là ses regards noirs, puis se retirer pour aller se changer non sans crachoter quelques jurons dans sa barbe. Peu à peu, les rires s'estompèrent et la poste aux chevaux retrouva son silence laborieux. Seuls quelques pupilles mutines continuaient de luire à gauche, à droite : le cocasse incident demeurait dans les esprits.

        Une fois rassuré au constat que les foudres du sale type renversé n'étaient pas retombées sur lui, Nathaël allait reprendre son travail. Quelque chose cependant avait changé autour de lui. Ce ne fut en effet qu'à ce moment qu'il repéra une silhouette jusque là absente...
        Une homme au regard noir de caverne - et cependant sabré d'un éclat espiègle. Une ample chevelure tel un nid de corbeaux batifolait autour d'un visage cuivré, au front haut, aux pommettes saillantes. Il n'était pas d'ici. L'esclave haussa un sourcil : cet inconnu venait d'apparaître d'un coup, comme un de ces génies mutins dont il partageait d'ailleurs l'allure tout à la fois fière et déliée, moqueuse et d'une légèreté insolente. Attitude féline qui intrigua Nathaël.

        Ce mystérieux nouveau venu prit la parole, ferme et sûr. Quelques badauds rirent de son intervention rappelant aux Grands leur cul humain - trop humain. L'esclave quant à lui, bouche close, bâillonna son amusement au creux de sa gorge ; seul son esquisse de sourire et le rapide tressautement de sa pomme d'Adam surent le trahir.

        Voilà que l'homme s'approchait du serviteur et lui causait cette fois-ci directement. D'une voix basse, plutôt chaleureuse quoique toujours teintée de cynisme. Les iris ambrées croisèrent les noires fixées sur lui. Il écouta le conseil, non sans s'interroger : ce sieur avait-il lui-même connu un état de service, une subordination désagréable, pour en parler avec cette sage ironie ? Ses mots semblaient celui d'un camarade à un plus jeune, d'un frère aîné de fange.
        Les yeux de Nathaël tâtonnèrent alentour, s'assurant que nul importun ne lorgne cet échange singulier. Puis il se retourna vers l'homme - dans le mouvement, l'eau clapota au fond du seau que ses bras serraient toujours.

        "V.. Oui z'avez raison. Vaut mieux pas tendre c'qu'ils cherchent. J'essaie." Souffla t-t-il avant d'ajouter : "Merci, M'sieur."

        Il venait de comprendre que son mystérieux interlocuteur devait être à l'origine de la saute d'humeur du cheval un peu plus tôt. Et du départ forcé de ses supérieurs une fois décorés de purin. Et dire que Nathaël n'avait rien vu faire. Mais une simple intuition... Sans doute drainées par la présence de cet homme certainement pas due au hasard - et sur ce qu'il semblait penser des rapports hiérarchiques. Quelle avait pu être sa vie ?
        L'esclave se posait cette question, à la vue de la tenue bariolée mais quelque peu usée qui vêtait le corps nerfé du voyageur. Mosaïque splendide dans sa pauvreté. Chapelet de couleurs aussi nombreuses que les routes que cet homme avait dû épuiser. La curiosité se lisait dans le regard pourtant timide de l'esclave.


        Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] 28.10
        Re: Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Ven 13 Sep - 17:08
        Idir Alvarez
          Idir Alvarez
          Danseur
          Si Idir avait encore eu un cœur, il aurait presque ressenti de la pitié pour le gamin maigre comme un clou qui peinait sous le poids de son baquet d'eau. Des comme ça, il en avait croisé à la pelle, des pousses à peine montées en graine qu'on pressurait déjà comme des grappes pour les faire trimer du matin au soir en leur répétant à l'envi que c'était ainsi et que s'ils voulaient se tirer le cul de la fange, ils n'avaient qu'à être plus vertueux. On ne pouvait s'en prendre qu'à soi-même ! Combien de prélats avec la bouche pleine de miel s'étaient ainsi penchés sur Idir quand il était encore assez petiot et bête pour les écouter, avec de pareils mots à la bouche ? Si on naissait malheureux, c'est qu'on l'avait mérité, et qu'on avait été très méchant dans une vie passée.

          Foutaise ! Idir ricanait comme un diable en entendant pareills sornettes, et qu'il voyait comment allait le monde, ici-bas. Ses pensées de mécréant lui vaudraient sans doute une existence pire encore que celle-là, quand il aurait poussé son dernier soupir, mais comme par défi, il avait envie de brandir le poing sous le nez des dieux, juste pour leur dire de trouver pire encore, tiens, s'ils voulaient. Mieux valait ne pas jouer au con avec lui, on n'était jamais sûr de perdre.

          - Sah, c'est rien, répliqua le danseur avec un petit reniflement indolent. Je peux être foutrement maladroit, parfois, c'est tout.

          Il lui fit pourtant un clin d'oeil, et donna au gamin une tape sur la tête. Il venait de comprendre, semblait-il, l'origine du coup de sang de l'animal près d'eux. Pas une flèche, le petit, mais enfin, la timide expression de reconnaissance, autant que le rire contenu qui lui avait fait trembler la bouche un moment plus tôt étaient déjà mieux à voir.

          Comme souvent, c'était un regard curieux que le gosse dardait sur le mellilien. Il n'avait pas retrouvé tout le lustre de son glorieux passé de baladin, c'était certain, mais un peu de sous dans les fontes lui avaient permis de se parer de quelques guenilles un peu plus bariolées que ses vieilles hardes crottées qui lui avaient péniblement couvert le dos depuis son départ du sud. Faute de vraiment savoir qui il était, Idir avait gardé ses habitudes et s'habillait encore dans un ersatz de mode tassilienne dont il était le seul à comprendre l'ironie douteuse.

          Comme le regard du petit s'attardait encore, Idir lui fit un signe de tête, menton en avant.

          - Eh bien, qu'est-ce que tu fixe comme ça ? Pose ta question, allez, t'es trop maigre pour que j'aie envie de te mordre.

          Les yeux verts du mellilien observèrent l'esclave des pieds à la tête, non sans un rire moqueur.

          - Je m'y casserai les dents, pour sûr.
          Re: Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Dim 13 Oct - 10:30
          Nathaël
            Nathaël
            Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] 28.9


            Celui qui le fut et celui qui l'est devenu

            Idir Alvarez ¤ Nathaël


            Une fois les ruades parfaitement derrière lui et un calme plat revenu, Nathaël rassembla ses esprits et sa vivacité quelque peu dispersées avec le chahut. Il se baissa puis, dans un preste dos rond, posa un temps la bassine qui lui encombrait encore les mains, afin de mieux pouvoir ne s'intéresser pour l'heure qu'à ce singulier vis-à-vis. Les yeux du garçon se firent plus joueurs tandis qu'il suivait les paroles alertes, piquantes, ironiques de l'homme. Un peu de légèreté lui revint au visage et accentua l'aspect pointu, discrètement espiègle, que pouvaient prendre ses traits bien fins et encore juvéniles. Timide et renfermé la plupart du temps, il n'en sautait pas moins en effet sur les occasions susceptibles de réveiller ce qui dans son passé avait été badin et dansant.
            Idir semblait avoir décrypté la curiosité de Nathaël avant même que le moindre mot ne vienne de sa part – mais bien souvent c'était ainsi : ses expressions, ses gestes parlaient à sa place, les tracés de son corps et ceux de ses iris causaient. Sous le relâchement de la pression, après les quolibets dont il venait d'être la cible et la ruade-sanction générée par ce complice flamboyant, l'esclave rit de bon cœur aux pointes de l'homme au sujet de ses bras-brindille, de tout son corps que les uns disaient souffle et les autres clou. Cela ne le gênait pas, il en avait tellement entendu – la rue étant le royaume de toutes les chamailleries et de milliers de surnoms plus ou moins sans concession. Aussi l'intervention l'amusa-t-elle, plutôt. La franchise qu'il y sentait promettait pour une fois un échange sans distance à conserver, sans petite voix à tâtonner, sans ronds de jambe à observer.
            Tout en écoutant, Nathaël avait poursuivi, du bout des yeux, ses premières tentatives de décodage vis-à-vis de l'assemblage baroque dont se vêtait le visiteur. Beaucoup de couleurs, de tissus, de breloques guère faites à l'origine pour aller ensemble mais dont le mariage fonctionnait en réalité. Le gamin se souvint de ses propres bijoux et autres frusques, dont on l'avait débarrassé avant de le pousser sur une estrade de marchand d'esclave. Alors il engagea d'une voix un peu moins frêle, un peu plus dansotante à mesure que la confiance le regagnait :

            ''C'est juste que vous avez comme l'air de beaucoup de voyages. Presque d'plusieurs vies.''

            Inutile d'aller plus avant pour deviner qu'il nourrissait, envers Idir, le même sincère intérêt que celui qu'éveillaient en lui toutes les silhouettes qui promettaient d'avoir quelque chose d'autre à raconter. Tandis que Nathaël s'appuyait sur une rambarde de bois derrière lui, se relâchant de toute sa souplesse, et ancrait déjà ses yeux dans ceux de l'homme... des beuglantes du dehors le réclamèrent encore à apporter de-ci telles provisions, de-là un baquet d'eau supplémentaire. Dans la petite moue du garçon, Idir pourra déceler un soupir mâchouillé, une contrariété ravalée.
            De nouveau Nathaël partit attraper un sac, se baissa, fila le remettre à l'extérieur, revint sur la gauche de la grange, repartit à droite, fusa derechef dehors pour s'acquitter de la dernière demande. Le tout selon des gestes prestes mais précis, au rythme de pas à la fois alertes et forts de leur silence comme en avaient les êtres de gouttière et de nuit. Au sein de l'obscurité poussiéreuse qui empoissait l'endroit, sa tignasse faisait une boule de poils châtains-roux qui tournoyait avant de disparaître. Enfin, après avoir trouvé et satisfait le dernier lascar à exiger ses services, il s'en revint par une autre porte – il avait trouvé cela plus court – et ce, toujours sans un bruit. Si bien qu'Idir pourra l'imaginer comme réapparu d'un coup derrière lui quand il glissera dans son dos :

            ''Voilà c'te fois on devrait êt' tranquille ! Pardon.''

            Le dernier mot était sorti par mécanisme et le garçon le trouva bête à peine coulé de ses lèvres.


            Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] 28.10
            Re: Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─ Lun 11 Nov - 0:22
            Idir Alvarez
              Idir Alvarez
              Danseur
              Immobile, appuyé avec indolence contre la poutre de l'écurie, Idir regarda le marmot s'agiter un peu et reprendre plus de vie. Ainsi donc il lui restait deux sous d'âme, à celui-là ! Cela le fit sourire, avec aigreur : pauvre gosse, va, pauvre eux tous, la masse anonyme des choses marquées comme des bêtes, prises dès leur plus jeune âge dans des fers dont on ne se défaisait qu'à la faveur des miracles parcimonieusement délivrés par ceux qui frayaient au-dessus d'eux. 

              Il ne manquait pas d'aplomb, tout compte fait, et Nathaël lui répondit avec une franchise qui s'osait à peine et donna au danseur l'envie de le secouer un peu pour savoir de quoi il était vraiment fait. Il grimaça un nouveau sourire, et agita une main négligente qui fit cliqueter quelques bracelets ternis. 

              - Ah ça, t'as pas idée, petit. Je peux t'en raconter mille, de vies. Même que certaines sont peut-être vraies.

              Derrière le regard que l'esclave posait sur lui, il sentait poindre la curiosité, celle que le danseur éveillait souvent chez ceux qui en avaient trop peu vu de leur vie. Il lui semblait avoir happé un fil, et il eut tout le loisir de se demander ce qu'il allait en faire parce que le gamin décampa très vite, appelé à hue et à dia par les vociférations de ses maîtres. 

              Idir, lui, ne bougea plus guère et s'assit sur une botte de paille, chipant une pomme un peu blette dans l'auge d'un cheval. Durant le long moment qu'il fallut à Nathaël pour s'acquitter de ses tâches, il l'observa du coin de l’œil, voyant aller et venir la touffe hirsute de ses cheveux carotte. C'était un garçon efficace, au moins : il irait loin sans doute, et ses maîtres devaient bien être aise de pouvoir le pressurer à loisir et le charger de toutes sortes de travaux, s'il les exécutait avec cette célérité précise. De loin, on eut dit un écureuil pressé, ou un outil au travail qui se faisait mouvoir tout seul. Il obéissait à une mécanique rapide et furtive dont lui seul connaissait les tenants et les aboutissants, fouissant, portant, curant, soignant, ces petits labeurs infimes sans lesquels pas un seigneur n'aurait une auge propre ou un cheval sur ses sabots. 

              Il défit pensivement le fruit à demi pourri qu'il avait prit, laissa ce qu'il ne pouvait manger au gros roncin maussade qui l'observait d'un œil torve dans son box, et prit quelques bouchées qu'il recracha presque lorsque la voix de Nathaël se fit entendre dans son dos. Il sursauta, tendu comme un chat surpris, et son interjection furieuse sonna comme un feulement alors qu'il postillonnait un pépin. 

              - Puterelle, gamin, d'où tu sors ? 

              Il laissa échapper un sifflement irrité et l'espace d'un instant, il fut difficile de savoir si son agacement devait plus au fait d'avoir été pris au dépourvu ou causé par ce mot d'excuse marmonné à demi, jeté comme réflexe à la fin de sa phrase. 

              - Eh quoi, pardon de quoi, j'te prie ? Sah, garde ça pour tes maîtres. Je suis ni Dieu ni un prêtre, j'ai rien à te pardonner. 

              Ce dernier mot fut jeté comme noyau pourri, noyé dans le tumulte de la cour, et il étendit la main pour donner une pichenette sur le front de l'esclave. 

              - D'où tu viens, toi ? 

              La question fusa encore, sans douceur, assortie de ce même signe de tête, menton en avant, qu'il avait eu plus tôt.
              Re: Celui qui le fut et celui qui l'est devenu ¤ Evalon, 1250 [FT. Idir Alvarez] ─
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