Son histoire
La nuit était douce, le calme était plat. Lorsque l’astre solaire disparaissait derrière l’horizon, les Hautes-Plaines se mettaient doucement à somnoler, à mesure que le temps avançait et que l’ombre s’étendait sur ses vertes surfaces. C’était l’heure des loups dans les collines, des chouettes dans les arbres. Et, dans une petite crevasse bien singulière le cachant à la vue de tous, un feu prospérait. Un feu de camp. Un petit camp. Une demi-douzaine de personnes, se serrant dans cette aspérité rocheuse que peu de gens avaient découvert, à moins de connaître la région comme le fond de sa poche.
Le groupe entourait le foyer.
Tibérias Duelgo, dit « Vieux-Lichen », était assis en face du feu, maigre substitut à l’orbe solaire. Il attendait patiemment, bâton en main, que ses deux saucisses daignent cuire. Son regard était perdu dans la danse lascive des flammes, que son défunt frère aimait appeler alors les « danseuses de Tamas ». Pris dans ses pensées, il ne remarqua pas le jeune berger s’asseoir devant lui, de l’autre côté des braises. C’était un gamin d’à peine onze printemps, qu’ils avaient sauvé d’un duo de bandits désaxés. Cela faisait déjà quelques jours, et il s’était plutôt bien intégré au groupe. Tibérias l’aimait bien. Il lui faisait penser à son neveu.
A côté de lui, il y avait
Sara. Seule femme du groupe, on la surnommait la Garce. Elle avait pris le berger sous son aile, un peu comme une mère. Elle n’en restait pas moins une demoiselle dangereuse, dont la voix était féminine, mais la répartie purement masculine. Élevée parmi les hommes, sa beauté était trompeuse.
A la droite du jeune berger,
Massimo Mondrágo se taillait quelques morceaux dans un saucisson sec. Il était tout aussi fin et sec que la viande se trouvant dans sa main, et pourtant, c’était un excellent double-solde. Derrière ce visage marqué, ce crâne rasé et cette horrible barbiche dépeuplée, une douce folie animait Massimo, que la vie n’avait pas épargné. Peu de gens l’estimaient, lui qui changeait parfois de dialecte en plein milieu de ses phrases, et qui passait son temps à frotter maladivement sa grande lame mortelle. Fou, il l’était peut-être. Et pourtant, contre toute attente, fiable en mêlée.
Un peu plus éloigné de la douce chaleur du feu, il y avait
Elias della Tora, occupé à lustrer le pommeau de son épée. Fringant dans ses vêtements de voyage hors de prix, Elias intriguait. Que faisait donc un homme de son rang parmi les savates populaires ? Lui seul en connaissait les raisons, et jamais il ne s’était étalé sur les faits l’ayant poussé à quitter sa vie de château. Mercenaire de renom, il était fort habile avec une lame, et tout autant méprisant qu’arrogant. Un homme dont la langue était un fouet ardent, à éviter sans détour.
Plus discret, et pourtant plus proche du feu que le sir Elias, le musculeux
István retournait les braises avec un tisonnier. Une vraie bête de guerre, taillée pour la lutte et l’usage de la force. Un défaut d’envergure lui gâchait son épais visage ; l’immonde cicatrice bardant le contour de son œil mort, laiteux et grisâtre. Là encore, le mystère restait complet sur l’origine de cette laide blessure, István changeant de version à chaque explication. Une histoire autant plus étrange que ses origines fenyeshiennes. Tout ce que le groupe savait, c’était qu’il s’agissait d’un enfant du Nord. Les rumeurs disaient de lui qu’il était l’héritier d’un seigneur, éborgné et exilé par ses pairs. Mais les rumeurs voulaient aussi qu’il fasse dix pieds de haut et que des flammes lui sortent des naseaux…
Le silence régnait, entrecoupé par le crépitement des flammes, et le son des gouttes de graisse tombant des saucisses dans le feu. Le berger, que la curiosité tenaillait depuis des jours entiers, ne put retenir longtemps ses questions. Tibérias, en relevant son visage de l’abîme flamboyant, posa ses yeux fatigués sur le jeune homme. Il plissa les paupières.
« Qu’est-ce que tu veux savoir, Valério ? Tu te tortilles comme une anguille dans un filet de pêche. Parle donc, va. »
Valério fut légèrement étonné, mais après s’être humecté les lèvres, il posa ses coudes sur ses genoux en joignant ses mains, et dit d’un ton timide :
« Hé bien, je me demandais… En fait, pourquoi vous allez à Lanzaniebla ? »
Les mercenaires se regardèrent. Sara regarda derrière elle, puis pointa une ombre à la sortie de la crevasse.
« Tu sais qui c’est, au moins ? »
Le berger regarda la silhouette qui faisait son quart. Puis il tourna la tête vers Sara.
« Bah… C’est Al, le chef du groupe. »
Elle sourit.
« Oui et non, gamin. On l’appelle pas vraiment Al. »
Le jeune berger semblait perplexe. Ce fut Tibérias qui reprit la parole.
« Al pour Alrigo. Ça te parle plus, non ? »
Le berger haussa les sourcils, pas plus avancé. Le Vieux-Lichen sourit, ramenant ses saucisses cuites dans sa gamelle.
« Alrigo de la Roca Orgullo. »
Le berger eut le déclic, et sourit.
« Ha, oui ! Le bâtard ! »
Un silence accueillit sa réflexion, vite brisé par Massimo qui gloussait doucement.
« Bâtard… Houhou ! Il aime pas ça… Hohohoho... »
Sara grogna.
« Ho la ferme, Massimo. »
« Il a pas tort, Sara. Alrigo est plutôt sensible là-dessus depuis qu’on lui a mis à l’envers grâce à ça... »
Le berger ne comprenait pas vraiment où allait la discussion. Il tapota doucement ses paumes l’une contre l’autre, puis tourna son visage vers Tibérias, en quête de réponses. Le vieux mercenaire mastiquait de ses dents un peu verdies les grosses saucisses qu’il avait fait cuire. Après avoir avalé la succulente chair graisseuse, il se gratta la barbe et dit :
« Tu es au courant de ce qu’il s’est déroulé en la baronnie de la Roca Orgullo ? »
Valério haussa les épaules.
« Une guerre pour savoir qui serait baron, non ? »
Tibérias acquiesça.
« Alrigo était le fils de Salázar II, l’ancien baron. Fils illégitime, puisque né d’une aventure avec une fileuse de laine pauvre comme un souillon. La baronne était stérile, on pourrait se dire que le vieux Salázar était dans son droit, m’enfin. Toujours est-il que c’était pas très bien vu de sa part. Ho, Alrigo a grandi avec l’éducation qu’il fallait. Après tout, le baron voulait le préparer, même s’il ne le portait pas vraiment dans son cœur. Paraît qu’il tenait le gosse responsable pour le suicide de son épouse… Entre les deux, c’était légèrement tendu. »
Sara soupira.
« Abrège, papy. »
Tibérias roula des yeux.
« Ho, quand je raconte une histoire, j’aime la raconter dans les moindres détails, la Garce ! Bon, j’en étais où moi… Ha, oui ! Alrigo, c’était un peu le mal nécessaire de Salázar. Un bâtard qui tombait à point nommé, puisqu’il n’avait pas d’autre héritier direct. Il a reçu l’éducation qu’on donne aux jeunes nobles ; équitation, armes, lecture et écriture… Et toutes ces conneries. »
Elias gronda dans le fond de la grotte.
« Il a pas grandi dans une période très stable. C’était encore l’époque des Joyeux Compagnons, et de tous ces brigands qui pullulaient de tous côtés ! Bah... T’as peut-être pas connu cette époque, mais crois-moi, c’était quelque chose. Des milliers de gens à travers tout Eurate. T’étais pas dedans à l’époque, István ? »
L’armoire à glace leva son œil encore valide vers Tibérias.
« Un temps seulement... »
« Ouais, enfin bon… Du coup, son entraînement a plutôt été orienté vers la castagne que vers les lettres. Son paternel voulait en faire une arme, du p’tit Alrigo. Fallait bien le préparer. Tu vois, mon gars, un homme c’est comme une bonne lame ; ça se forge. Un jeunot, c’est comme un morceau de minerai brut. Pas très intéressant… Mais une fois que tu l’affines, que tu le travailles, que tu le plonges dans le feu et que tu le modèles pour en faire le plus brillant des sabres… Là, tu deviens vraiment quelque chose d’unique. Un produit fini. »
Sara s’appuya contre la paroi de la crevasse, levant son visage vers le ciel nocturne.
« Tu t’égares, le vioque. »
« Oui bon, ça va… Heu… Ha, oui. La suite. »
Tibérias s’installa plus confortablement, laissant refroidir ses saucisses encore trop chaudes.
« Ce jeune-là, c’était une belle lame. Franchement, on peut dire qu’ils l’ont bien entraîné, même s’il lui reste des tas de choses à apprendre des vieux maîtres d’armes comme moi, haha… Alrigo a fait ses premières armes contre des hordes de paysans mécontents. Une histoire de récolte, encore une… A l’époque, il était énergique et plein de tonus ! Nous, on était arrivé récemment dans la baronnie, puis, on était plus nombreux aussi. Cinquante. On était la Compagnie Verte ! Une bande de mercenaires sans le sou et sans la tête… Non, vraiment, sans la tête. Dis, Elias, il est mort quand l’ancien chef ? »
L’arrogant noble ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait un peu.
« Sergi ? Oui, lui il est mort en 1241. Malade. »
Tibérias acquiesça.
« Me souviens maintenant… C’était un frileux, le Sergi. Et pas un très bon meneur d’hommes. On était un peu des mercenaires de seconde zone, jetés sur les chemins, sans or ni véritable chef… Alors, quand on a su qu’y avait des soucis à Namarre avec les paysans, on s’est dit qu’on pouvait se refaire. Le vieux Salázar il nous a embauchés, et on est passé sous les ordres de son fils, récemment adoubé. Et, par les tétons de Sattva, qu’est-ce qu’on s’est bien battu... »
Massimo rit en plantant son couteau dans le saucisson, comme s’il s’agissait d’un être humain.
« Ouais… Les épées, qui volaient… Hoho, et les chevaux aussi ! »
Tibérias ignora le lunatique double-solde.
« On a proposé de rester au service de Salázar. Ce vieux fou avait des caisses d’argent à plus savoir quoi en foutre ! De l’or jusque dans les narines ! On allait pas laisser passer ça… Alors on est resté. Et on a décidé que notre chef, bah ce serait le p’tit Alrigo. Au début, c’est vrai, c’était plus une mascotte. Mais, il multipliait les victoires, le gamin. Il était bon, vraiment bon. On a eu la période des guerres douanières, les pirates de Reillem, quelques petites jacqueries… En fait, Alrigo, il voulait prouver à tous qu’il était plus que le fruit d’un amour défendu. Je pense qu’il voulait impressionner son père. »
Le berger, qui était suspendu aux lèvres de Tibérias, absorbait chaque mot qui sortait de la bouche du vieux mercenaire. Comme tous les garnements de son âge, il adorait les histoires. Que celle-ci soit authentique ne faisait que décupler son plaisir à l’écouter. Une question, néanmoins, le taraudait…
« Mais… Et la guerre de succession ? »
Tibérias soupira.
« Holà, jeunesse, doucement… J’y viens, espèce d’impatient têtu. Bon. Le baron Salázar est mort d’une violente diarrhée, un soir d’automne. C’était il y a quelques mois. La guerre secouait encore Eurate, mais il se passait rien à Namarre. Du coup, on s’attendait à ce que la succession se déroule normalement. Sauf qu’on avait pas prévu que l’oncle d’Alrigo s’en mêle… Il s'est érigé en prétendant à la succession, en avançant qu’il était plus légitime qu’un bâtard né en dehors du lit conjugal. Les clercs ont approuvé, et plein de chevaliers se sont rangés du côté de l’oncle, Salomó. Alrigo, lui, il avait aussi quelques soutiens… Mais, apparemment, pas assez. Quand les négociations ont échoué, ils se sont rencontrés dans la plaine, en ordre de bataille. Et... »
« Et on a perdu. »
Tous se retournèrent. C’était la silhouette de naguère, plus proche des flammes à présent. C’était Alrigo. Les flammes dansaient sur son corps, enveloppé dans une cape parant le froid nocturne. Ses yeux sombres étaient rivés sur le jeune berger, qui ne pipa mot.
« Quarante hommes sont morts pour moi. La gueule ouverte, en plaine namarréenne. Je leur ai demandé si l’honneur en valait la peine. Leur silence a été éloquent. »
Sara baissa légèrement les yeux. Tibérias, quant à lui, se remit à mâcher sa viande. Massimo, dans son coin, rigolait doucement.
« Des têtes qui volaient, avec plein de sirop partout... »
Valério frissonna.
« Mais… Ça ne m’explique pas pourquoi vous voulez aller à Lanzaniebla… Et c’était ma question de départ. »
Tibérias s’arrêta de mastiquer, et Alrigo sourit légèrement.
« Je vois que notre Vieux-Lichen n’a pas changé. »
L’intéressé grogna.
« Moquez-vous, moquez-vous bien… J’deviens vieux, capitaine. »
Alrigo chipa un morceau de saucisse au vieillard, sans que ce dernier ne proteste.
« Nous allons à Lanzaniebla pour nous mettre sous la protection de Dame Eliana. »
« Pourquoi elle, spécialement ? »
« T’es curieux, ma parole… »
Le jeune berger rentra légèrement la tête dans les épaules, en souriant timidement. Le sourire d’Alrigo s’agrandit alors…
« C’est une amie d’enfance. Lorsque mon père se rendait aux fêtes religieuses de Nieblaparámos, ou qu’il visitait le castel des barons de Lanzaniebla, il m’emmenait avec. J’ai énormément joué avec Eliana, nous étions très proches. Cela va faire… près de quinze ans que je ne l’ai plus vue... »
Le berger arqua un sourcil.
« Et… vous croyez qu’elle va vous aider ? »
Alrigo ne répondit pas. Lui-même, en vérité, n’en savait rien. Il avait déjà eu ce genre de discussion, avec Tibérias et Elias. Mais, après tout, Lanzaniebla était en réalité sa seule et dernière chance… Avant de basculer définitivement dans l’errance et l’exil. Il finit sa saucisse, s’essuya la bouche, puis les doigts, et se dirigea vers István. Il lui tapota l’épaule.
« Ton quart dans deux heures. »
Le Fenyeshien acquiesça. Alrigo, quant à lui, se dirigea vers Elias, pour lui prendre un peu d’eau-de-vie. Une fois qu’il s’en fut retourné à son poste de sentinelle, le silence retomba autour du feu de camp. Valério se gratta la joue.
« Et… Pourquoi vous restez avec lui ? »
Tibérias fronça les sourcils.
« Comment ça ? »
« Bah… Vous êtes des mercenaires. Pourquoi vous le suivez lui ? »
Étonnamment, ce fut István qui prit la parole, ayant du mal à dissimuler son accent.
« On a tous nos raisons... »
Sara acquiesça, jetant un regard en direction d’Alrigo. Tibérias ricana.
« Mais ce qu’István ne veut pas te dire, mon garçon, c’est la raison principale… »
Le Vieux-Lichen aimait ces grands moments de suspense silencieux… Même pour des broutilles. Elias gâcha cet instant savoureux pour Tibérias, en dévoilant la réponse trop tôt.
« L’argent, petit maraud. »
István secoua la tête.
« L’argent, mais surtout la répression. »
Tibérias soupira.
« Ouais… Salomó voulait tuer tous les mercenaires restant. Il en a eu quelques-uns, alors nous on est parti avec Alrigo. Parce que ce fieffé renard, en plus d’avoir copieusement insulté sa cousine et son oncle, il a volé quelques bourses en prétendant que c’était sa part d’héritage ! Haha, et on vit encore de ça, aujourd’hui… Même si y a plus tellement... »
Le berger était pensif. Sa tête se releva légèrement, pour observer la silhouette d’Alrigo. C’était un homme atypique, un chevalier qui s’était entouré de racailles et de laissés-pour-compte. Il traînait sa bosse comme un perdant dans tout Nieblaparámos, et pourtant, Valério semblait éprouver du respect pour le bâtard de la Roca. Il n’était pas né sous une bonne étoile, mais il s’était battu pour trouver sa place. Quelle serait-elle, s’il continuait son voyage vers Lanzaniebla ? Qu’espérait-il vraiment devenir là-bas ? C’était comme s’il s’accrochait à un vague espoir, alors même qu’il ne semblait plus croire aux miracles. Il était paradoxal. Il était plein de doute.
Et alors que la soirée s’éternisait, et que les suivants prenaient leurs quarts, ce fut au tour de Valério d’aller surveiller l’entrée de la ravine. Il observa longuement les traits d’Alrigo, ses épaules déchargées quelques heures de tous leurs maux alors qu’il sommeillait. Le jeune berger le trouva noble. Si sa mère avait sans doute cardé la laine toute sa chienne de vie, Alrigo était un homme de l’autre monde. Le monde des puissants. Le monde des nobles.
Tiraillé par la faim, Valério avait été chercher une poignée de baies, à quelques encablures de son poste. Quand son quart fut fini, il alla se coucher, remplacé par sir Elias.
Il eut de terribles cauchemars, et son ventre gronda toute la nuit.
Le lendemain, les yeux fermés pour toujours, il fut abandonné par les survivants de la Compagnie Verte. Pas de temps pour le brûler. Pas de temps pour l’enterrer. Les mercenaires devaient se hâter.
Lanzaniebla était proche.