Trois nuits durant, une lune rouge avait brillé dans le ciel d'Eurate.
A l'aube du quatrième jour elle avait parlé à Anémone.
L'entrainant dans la folle course de ses visions, elle lui avait montré la foule de ses sujets. Ils étaient au nombre de deux mille deux cent vingt trois.
De leur survie dépendaient de grandes choses.
Et il était de son rôle à elle, l'impératrice, l'élue choisie par les démons, d'assurer la survie de ce peuple.
Lorsque sa tâche serait accomplie, la lune lui parlerait de nouveau.Depuis l'établissement de la capitale à Evalon, chaque empereur d'Eurate avait apporté sa touche plus ou moins marquée au palais impérial. Certains l'avaient fait rénover, agrandir, ou moderniser. D'autres, comme le précédent empereur, n'y avaient que peu séjourné et n'y avaient donc apporté que peu de changements. Anémone, dès son arrivée, avait décrété que la décoration de certaines pièces était juste immonde et que de grands aménagements s'imposaient !
C'est ainsi que l'un des premiers actes de son règne avait été de faire entièrement vider et réaménager la chambre de ses prédécesseurs, ne désirant pas y séjourner dans l'état. Mais surtout, elle avait ordonné au personnel du palais de lui ramener 2223 chats, peu importe leur provenance, et de les lâcher en liberté dans le bâtiment ! La réputation quelque peu excentrique de la nouvelle souveraine n'était plus à faire, et l'on s'exécuta sans trop poser de questions (en tout cas on ne lui en posa pas trop ; en revanche entre serviteurs on jasa pas mal à propos de cette décision aussi insolite qu'incommodante !).
Ainsi donc, quelques jours à peine après son établissement dans les lieux, la demeure de l'impératrice ressemblait à un immense chantier ou l'on déplaçait les meubles, les teintures et les bibelots, ou l'on en remplaçait certains, ou parfois on repeignait, et où l'on arrangeait les pièces en fonction des styles et des couleurs, ou simplement en fonction des envies artistiques du moment. Mais surtout il y avait des chats partout, partout, partout et partout ! Des blancs, noirs, roux, bruns, tachetés, rayés, tigrés, unis, des chatons ou de vieux chats, des sauvages, blessés, hardis, ventripotents, propres ou sales, parfois ramassés dans la rue, et bien souvent enlevés à leurs propriétaires, pour remplir le quota de deux mille deux cent vingt trois chats ! Ils envahissaient les couloirs, annexaient le moindre coussin, renversaient les bibelots au cours de leurs jeux et se faisaient les griffes sur le mobilier, miaulaient dans un brouhaha absolument mignon, se poursuivaient dans les salons, faisaient craquer les visiteurs avec leurs bouilles adorables, et rendaient la vie impossible aux serviteurs et aux résidents !
Ce matin-là Anémone se trouvait dans le salon océan où, depuis son fauteuil, elle dirigeait plusieurs serviteurs affairés à positionner le décor selon ses indications. Dans toute la pièce s'ébattaient une vingtaine de chats. Il y en avait sur les meubles bien sur, roulés en boule sur le sol, derrière, sur, et dans les rideaux et les tentures, dans les pieds des serviteurs, lovés près de la cheminée, sur les bords des fenêtres, et bien sur, il y en avait trois se prélassant paresseusement sur les genoux de l'impératrice. L'un d'eux, un énorme matou noir aux yeux verts, jetait d'ailleurs à la ronde des regards mauvais. Les deux autres, un blanc tacheté et un gris, se disputaient la place dans les bras.
En règle générale, la journée d'Anémone suivait un emploi du temps bien précis alternant les séances de travail et de détente, les longues séances en compagnie des servantes chargées de ses tenues, les repas, prières, études, et toutes ses nombreuses autres activités. Régulièrement, cet emploi du temps se voyait entièrement chamboulé par une nouvelle lubie de la jeune femme qui décidait de tout réorganiser, ou tout simplement de pratiquer de nouvelles activités incongrues, parfois sous l'inspiration des êtres qu'elle était la seule à entendre. Lorsqu'il était impossible de reporter certaines activités prévues par les deux emplois du temps, il fallait parfois les faire coïncider. Cette tâche revenait le plus souvent à sieur Hermance, le chancelier de la Croix des Espines qui avait suivi sa dame lorsque celle-ci s'était installée au palais impérial. C'était un serviteur dévoué -ce qui lui causait de nombreux embarras- ainsi qu'un parent d'Anémone, un quelque lointain cousin. Pour l'heure, la mine rouge et essouflé d'avoir dû traverser le palais au pas de course, vouté et dégarni, il s'efforçait de retenir l'attention de sa cousine:
- Ma dame, je sais que votre activité est de la plus haute importance, mais plusieurs autres tâches requièrent votre attention !Anémone, tout en repoussant sans vraiment y prêter attention le chat tacheté qui essayait d'escalader sa robe, posa le regard sur son chancelier:
- Dites-moi mon cousin, pensez-vous que nous devrions placer la commode de rosier sous la tenture représentant les falaises de Nacre, ou devant celle représentant la bataille de Lerne ?Hermance retourna un moment la question dans sa tête, cherchant un rapport avec sa propre demande avant de renoncer.
- Eh bien je ne suis pas sur d'être qualifié pour répondre à ce genre de problème, mais...Anémone le dévisagea avec une telle insistance qu'il détourna le regard, se réfugiant dans la contemplation de la tapisserie:
- Non ? Dommage... Vraiment dommage. -à l'adresse des serviteurs-
Mettez la au strict milieu afin de ne pas briser la symétrie. Non, plus à gauche. Encore ! Non, un petit peu moins !- Dame Anémone, dit Hermance en haussant le ton,
plusieurs invités attendent de vous rencontrer. Votre décision de vous atteler à l'aménagement du salon océan a quelque peu perturbé...- Eh bien, tout le monde sait qu'il faut attendre quand on rend visite à un personnage important, non ?Elle dévisagea Hermance qui s'obstinait à éviter son regard, puis soupira:
- Très bien, qui avons-nous à rencontrer ?- Il y a le prêtre de Tamas du temple de la ville basse qui est arrivé le premier et qui attend depuis longtemps, suivi du comte de Posvány, du seigneur de...- Comte ? Très bien, allez l'accueillir tandis que je m'apprête. Ensuite... -elle inspecta la pièce du regard-
ce salon commence à être acceptable, vous l'introduirez ici. ♦♦♦♦
Juque-là, le comte Árpad, avait été invité à attendre dans un élégant salon qui, malgré son confort et l'attention des serviteurs à son égard, n'avait pas grand chose à offrir pour briser la monotonie de l'attente à l'exception d'une horde de chats qui s'étaient empressés, les uns de quémander de l'attention, les autres de feuler pour signifier qu'ils ne goûtaient pas à cette intrusion sur leur territoire !
C'est là que vint le trouver Hermance ; le chancelier se présenta à lui, l'accueillit de la plus agréable façon possible, et l'invita à le suivre. Il conduisit Árpad dans le salon océan où, lui dit-il, l'impératrice ne tarderait pas à le rejoindre. La pièce avait pris une allure très soignée et parfaitement organisée. Décorée dans des tons bleu océan qui lui avaient valu son nom, tempéré par le brun rouge du mobilier et la lueur orange de l'âtre, on sentait qu'un soin très élaboré avait été apporté au décor de la pièce au point qu'en déplacer le moindre élément ferait s'effondrer un ordre soigneusement établi !
Le comte n'eut cette fois pas à attendre longtemps puisqu'Anémone le rejoignit peu après, simplement accompagnée d'une suivante. Elle était parée de quelques discrets mais élégants bijoux, mais surtout vêtue d'une robe d'une grande beauté dont les tons rouge et or la faisaient ressortir comme une flamme au milieu des tons bleutés de la pièce. La différence entre l'imposant homme des marais et la frêle jeune femme prêtait à sourire, mais Anémone compensait son petit gabarit par beaucoup de soin apporté à sa personne, des tenues très étudiées, et surtout une capacité à imposer sa présence dans chaque pièce où elle se trouvait.
Un léger sourire aux lèvres, et plantant son regard sombre dans les yeux de son invité avec une insistance déroutante, elle dit d'une voix joyeuse:
- Comte Árpad, c'est un plaisir de vous recevoir ici. Nous n'avons eu que peu d'occasions de nous entretenir ces derniers temps, malgré toute l'agitation qui malmène le pays. Appréciez-vous les charmes de notre chère capitale ? Oh mais je vous en prie, installez-vous !Elle lui désigna un fauteuil, et s'attribua le plus élégant d'entre eux. Celui-ci était déjà occupé par un chat rondouillard que l'impératrice prit dans ses bras avec une extrême délicatesse. Elle le regarda un court instant, le regard vague, avant de le lancer comme un chiffon roulé en boule sur l'un des autres fauteuils !
A peine furent ils assis que plusieurs félins assaillirent les jambes du seigneur de Posvány.
Tandis qu'on leur servait une petite collation qu'Anémone ne toucha que du bout des lèvres, la jeune femme, toujours en vrillant les yeux de son invité, comme si elle cherchait à y déceler un détail particulier, reprit:
- Dites-moi, comment se porte dame Elza ? Et vous-même ? Je serais également ravie d'avoir quelques nouvelles de Posvány avant que vous et moi ne parlions plus en détails des sujets qui vous amènent.