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Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia]
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Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Jeu 4 Oct - 20:47
Anastasie Lunétoile
    Anastasie Lunétoile
    Prêtresse
    Anastasie ne put s'empêcher de faire tourner sa pomme entamée entre ses doigts fins. Quand ses yeux se baissèrent jusque ses mains elle remarqua que ses manches trop grandes étaient à moitié retroussées: elle n'avait pas pris la peine de les rabattre correctement, ou alors celles-ci n'avaient pas voulu rester en place quand elle avait porté la pomme à ses lèvres. La vue de ses cicatrices lui fit froncer les sourcils et afficher un air réprobateur qui ne visait qu'elle-même. Elle n'aimait pas voir ces bracelets indélébiles, ultimes traces de ses mésaventures de voyageuse. Tout en douceur, elle prit la peine de replacer ses manches pour les dissimuler. Parfois, quand elle se rendait compte qu'elle avait laissé ses marques à la vue de tous, elle ne pouvait s'empêcher d'agir à toute vitesse pour réparer son erreur. Mais elle avait appris depuis longtemps que ça ne faisait qu'attirer l'attention avec qa précipitation, là où la lenteur permettait de faire comme si tout était normal. Isabelle se râcla la gorge et Ana ne dit pas un mot, se contentant d'espérer qu'elle ne dirait rien à ce sujet. Elle persistait elle-même à taire toute forme de curiosité sur le sujet qui l'intriguait le plus, juste par crainte qu'Isabelle ne veuille ensuite lui poser des questions gênantes du même ordre si elle se laissait aller à ce penchant répréhensible et mal venu.

    — Oui, oui, c’est bien mon pays que celui-là. Je le quitte une fois par an pour venir vendre mes bêtes par ici. Je suis cavalière, en fait. 


    Quelle étrange précision. La prêtresse ne put pas s'empêcher de tourner réellement les yeux vers Isabelle, comme si elle l'observait pour la première fois. Effectivement, si elle n'avait pas entendu parler de Parreloup elle n'aurait sans doute même pas imaginé que la demoiselle puisse monter à cheval, c'était un fait. Anastasie connaissait bien mal l'équitation mais elle avait assez de bon sens pour se douter qu'une jambe de bois ne devait pas être un avantage dans ce domaine. Mais Isabelle était seule ici, sinon elle aurait sans doute demandé qu'on prévienne ses proches, et elle avait un cheval. Qu'est-ce qu'elle pourrait bien en faire si ce n'est monter dessus ? Ana ne savait pas comment c'était possible, mais elle ne doutait pas que ce soit vrai.
    Elle avait d'ailleurs bien du courage d'oser venir à la capitale toute seule. Oh, elle avait sans doute été escortée jusque là, mais il n'y avait personne avec elle en dehors d'Eudes et de la prêtresse. Un air songeur prit place sur le visage d'Anastasie.

    — Et vous donc, ma mère ? D’où venez-vous ? Est-ce le Temple qui vous retient à la capitale ? 


    La phrase d'Isabelle attira de nouveau l'attention de la clerc, qui tourna le regard vers elle et reprit son soutire coutumier qui s'était un peu dissipé lors de sa réflexion.

    - Je viens de Terresang,
    et le regret de sa terre natale pouvait s'entendre dans ces quelques mots malgré tous ses efforts pour rien n'en laisser paraître. Elle n'avait jamais été très douée pour cacher ses sentiments. En vérité rien ne me retient particulièrement ici, ou peut-être un dessein des Trois que je n'aurais pas encore perçu... Ajouta-t-elle en songeant que si elle n'avait pas encore trouvé quelqu'un pour l'accompagner durant la suite de son périple, c'était peut-être parce que les Trois avaient voulu qu'elle soit là pour Isabelle. Elle n'en dit pas un mot. Je dois me rendre en Valacar, pour devenir prêtresse du grand temple d'Aquila, et je fais étape à Evalon pour trouver des compagnons de route. Je... Ne désire pas voyager seule.

    Ces derniers mots, elle les prononça en détournant le regard. Il était courant qu'elle n'ose pas regarder ses interlocuteurs et qu'elle baisse les yeux par timidité, il l'était bien moins de la voir tourner tout à fait la tête pour observer un pan de mur soudainement très attrayant. Mais il n'y avait rien à ajouter: aucune demoiselle ne voyagerait seule sans en être véritablement obligée. Anastasie l'avait fait une fois et elle ne pourrait sans doute jamais l'oublier.
    Préférant revenir sur un sujet qui impliquait beaucoup moins d'informations sur sa personne, Anastasie finit par demander :

    - Comme vous habitez loin, et que vous devrez sans doute rester ici un peu plus longtemps que ce que vous aviez prévu... Y a-t-il quelqu'un à qui vous puissiez faire parvenir une lettre, peut-être ? Voilà qui éviterait aux vôtres de s'en faire, si vous rentriez en retard.


    Anastasie savait bien qu'il y avait fort peu de chances pour qu'elle tombe sur une famille de gens qui sachent lire et écrire. Quoique, s'ils vendaient des bêtes il devait y avoir des achats et des ventes à consigner. Peut-être pas de la grande littérature mais assez pour comprendre une lettre ? Ou le prêtre du village qui pourrait lire pour les destinataires ? S'il le fallait la prêtresse écrirait, ça ne la dérangerait pas. Elle adressa un sourire toujours aussi doux à la demoiselle, et croqua à nouveau dans sa pomme avec un air satisfait.
    Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Lun 8 Oct - 20:46
    Isabelle Menescalcir
      Isabelle Menescalcir
      Palefrenière
      Il y eut un mouvement de manche et la façon de remettre le mâlâ en place. Alors Isabelle les vit, ces traces autour des poignets qui scindaient, au niveau de l’os malingre, la peau en grands sillons cautérisés. Les marques de bien douloureux bracelets.

      Comme la miresse n’avait pas commenté sa jambe en bois, la boiteuse ne jeta pas un mot à la jeune femme sur ses parures résonnantes d’une peine passée. La vie était ainsi : elle marquait les corps, les broyait plus ou moins avec la même appétence. Au fond, elle se reconnaissait un peu dans ce bout de guérisseuse au cœur bienveillant et à l’âme au moins aussi moulue que la sienne.

      Le morceau d’histoire tomba après, quand la jeune femme raconta ce qui l’amenait dans cette capitale pleine de crasse, de suifs et de fous.

      La miresse venait de Terresang. Le nom de cette terre natale fredonnait de regrets ; de ce souvenir latent des étendues escarpées se finissant en plateau minéral, étonnant miroir d’un ciel cotonneux. Enfin, c’était là le  propre souvenir d'Isabelle ; celui du temps où son père rendait visite à de la famille éloignée et aujourd’hui disparue dans les guerres. Il y avait tellement de regrets dans la voix d’Anastasia que ça vrilla un peu le cœur d’Isabelle qui n’avait jamais entendu de ce pays que les horreur planantes. Cet amour inné lui rappelait que là-bas naissaient des gens, et que ses gens aimaient leurs terres au moins autant qu’elle chérissait la sienne bien que plus paisible et verdoyante.

      Rien ne la retenait par ici sinon la fortune que la prêtresse alloua aux dieux. Comme elle, Anastasia avait dû se faire escorter jusqu’à la capitale. Parce qu’il était dangereux pour des femmes, même pleines de courage et de ténacité, de traverser Eurate sans encombre. La preuve saignait encore sous la peau de la cavalière. Et l’une comme l’autre avait encore de la route : si Isabelle devait rentrer à son poste, la prêtresse avait encore bien du chemin à faire jusqu’en Valacar. Le grand Temple d’Aquila réclamait ses services. La boiteuse ne s’en étonna gère. La modestie de ce brin de femme au grand cœur n’avait sa place qu’au service des Trois. La proposition qui suivit sonna d’ailleurs avec un altruisme débordant :

      Comme vous habitez loin, et que vous devrez sans doute rester ici un peu plus longtemps que ce que vous aviez prévu... Y a-t-il quelqu'un à qui vous puissiez faire parvenir une lettre, peut-être ? demanda-t-elle avec douceur. Voilà qui éviterait aux vôtres de s'en faire, si vous rentriez en retard.

      Un étrange sourire plissa la trogne d’Isabelle. Quelque chose qui avait tout d’une piètre grimace.

      Arf, grommela-t-elle avant de s’expliquer. C’est que, de là d’où je viens, on ne saurait trop quoi faire d’une lettre, ma mère. Au mieux, ça passerait inaperçu. Au pire, ça inquièterait.

      Elle voulait dire par là qu’aucun des cul-terreux qui composait son entourage n’avait jamais eu à tenir la moindre plume. Lire, écrire, c’était pour les nobles. Pour les grands esprits. Par pour les petites mains pleine de glaises qu’étaient les leurs. Devant ce bout de femme qui avaient passé probablement la moitié de sa vie de clerc dans les parchemins, elle avait presque honte d’admettre son analphabétisme criard. Le court silence qui suivit portait le parfum de sa gêne.

      Il fut interrompu parce qu’on frappa à la porte.

      J’peux entrer ? on appela.

      Mais la voix grave ne disait rien à Isabelle. Elle chercha dans le regard de la guérisseuse, une explication mais la miresse semblait au moins aussi étonnée que la blessée.

      Euh… hésita la cavalière à haute voix en remontant par réflexe la couverture sur sa poitrine.

      Et l’homme qui se trouvait derrière la porte ne patienta pas davantage. Il entra, ouvrant grand. C’était un monsieur à la bedaine fragrante, à la barbe rustre et au regard dur. Il portait une outre de vin et une morceau de charcuterie. Presque aussi gêné que les deux femmes qui le détaillaient avec une certaine crainte, il posa le tout sur la commode à l’entrée en grognant une explication :

      Votre ami vous envoie ça. Il a été appelé ailleurs. Ne l’attendez pas.

      Aussi sec, l’homme ferma la porte, débarrassant aussi inopinément le plancher qu'il y était arrivé. Il laissa les deux femmes perplexes.

      Isabelle trouva le regard d'Anastasia, à la fois inquiète pour le seul ami qui était descendu à la taverne, et aussi fort amusée par la cocasserie de l’apparition.  Elle pouffa malgré elle. Et elle fit signe à la mère de lui faire passer l’outre.
      Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Mar 9 Oct - 20:44
      Anastasie Lunétoile
        Anastasie Lunétoile
        Prêtresse

        -Je comprends
        , assura Anastasie, à vrai dire cela ne m'étonne pas, mais je m'en serais voulue de ne pas vous l'avoir proposé.


        Elle n'avait eu que l'idée d'aider Isabelle en tête, mais le silence gênant qui suivit lui fit penser qu'elle s'était peut-être montrée plus maladroite qu'elle ne l'aurait souhaité. La prêtresse n'avait aucun mal à reconnaître ses erreurs, c'était même plutôt l'inverse, et elle s'apprêtait à demander qu'on l'excuse quand elle fut coupée par le bruit de quelqu'un qui frappait à la porte. Bien évidemment Anastasie pensa tout de suite qu'il devait s'agir d'Eudes, enfin de retour pour manger avec elles. La voix qu'elles entendirent toutes deux la détrompa bien vite et l'étonna en même temps. Son regard croisa celui d'Isabelle, qui semblait aussi surprise et bien plus mal à l'aise.
        La clerc se leva bien vite, préférant aller ouvrir la porte elle-même pour savoir exactement de quoi il en retournait et pour éviter qu'un inconnu ne s'immisce un peu trop dans leurs affaires sans y avoir été invité. Mais elle n'eut même pas le temps de traverser la petite pièce, parce que la porte s'ouvrit grand et un homme s'avança sur le seuil. La mine d'Ana devint sévère, du moins autant qu'elle le pouvait : elle n'appréciait pas qu'on ose agir en intrus de la sorte, sans même avoir attendu de réponse, dans la chambre d'une demoiselle.
        Comme il avait l'air aussi gêné d'être là qu'elles étaient gênées de le trouver là, la prêtresse ne fit néanmoins aucun commentaire et le regarda poser la charcuterie et une outre visiblement bien remplie sur la commode.

        — Votre ami vous envoie ça. Il a été appelé ailleurs. Ne l’attendez pas. 

        La voix du visiteur ressemblait presque à un grognement mais on ne pouvait pas lui en vouloir de se montrer un peu grincheux quand on voyait le peu d'enthousiasme que sa présence suscitait. Il était peut-être même un peu vexé de voir dans les yeux de deux demoiselles qu'il leur faisait un peu peur, allez savoir, et comme il s'était acquitté de sa tâche il ne tarda pas à retourner d'où il venait sans demander son reste ni donner la moindre explication supplémentaire. Anastasie eut à peine le temps de bégayer un remerciement qu'il avait déjà tourné les talons et refermé la porte, laissant les deux femmes silencieuses et probablement légèrement pensives dans la chambre.


        Toutes les deux ne tardèrent pas à rire un peu de l'étrangeté de la situation. Ana s'inquiétait néanmoins pour Eudes : à peine le retrouvait-elle qu'il disparaissait, mystérieusement « appelé ailleurs »... Pourvu que ce ne soit pas trop grave. Le pauvre avait déjà bien assez joué les chevaliers pour toute une vie, c'était assez certain. Le geste d'Isabelle attira finalement l'attention de la prêtresse qui était toujours debout, et cette dernière ne se fit pas prier pour rapporter l'outre et le plateau en même temps. Elle ne mangeait pas de viande, comme la plupart des religieux, à moins qu'elle ne puisse vraiment pas faire autrement mais c'était plutôt rare. Ça ne voulait pas dire que c'était le cas de la cavalière, et il n'y avait d'ailleurs aucune raison de penser qu'elle rejetterait la charcuterie puisqu'elle était elle-même en possession de jambon.
        Ana posa le tout sur le lit, et tendit l'outre à Isabelle.

        -Je me demande ce qui retient Eudes,
        et le visage d'Ana ne masquait pas son inquiétude. J'espère que ce n'est rien de fâcheux. Elle sembla réfléchir un instant à ce sujet, mais son regard se perdit tout simplement dans le vague pendant quelques secondes, alors qu'elle terminait de manger sa pomme en silence et avec des gestes plus mécaniques qu'ils ne l'avaient été jusque là. La prêtresse s'entendait bien avec bon nombre de gens, mais elle n'avait que peu d'amis. On passait rarement outre ses fonctions pour s'intéresser véritablement à elle. Mais Eudes avait voyagé à ses côtés, ils avaient un peu appris à se connaître, et elle ne pouvait pas s'empêcher de s'en faire à son sujet. Il fallait avouer qu'elle s'en faisait souvent, au sujet d'un peu tout le monde, et qu'elle ne finissait par être apaisée qu'en priant les Trois et en se rappelant à quel point elle pouvait faire confiance à leurs desseins. Elle finit surtout par se dire que cette note négative risquait de ternir l'humeur d'Isabelle et qu'elle n'en avait pas vraiment besoin.
        Une fois sa pomme terminée elle ne fit pas mine de vouloir avaler quoi que ce soit d'autre, et joignit tranquillement ses mains sur ses genoux à nouveau.

        -Avez-vous vu de belles choses, en voyageant jusqu'à Evalon ? Je n'ai pas eu l'occasion de me rendre à la Croix des Espines, je me demande bien à quoi ressemble le chemin,
        demanda Anastasie.


        Elle avait bien lu des livres, mais ce n'était tout de même pas pareil. Et puis, avec un peu de chance, Isabelle aurait de jolies choses à raconter et son voyage s'était bien passé ? Le sujet avait tout pour être agréable, du moins elle l'espérait.

        -Combien de chevaux avez-vous conduits jusqu'ici ? N'est-ce pas difficile de s'en occuper seule ?
        Un rire un peu gêné lui échappa. Comme je vous l'ai dit, l'équitation n'est pas mon art de prédilection, j'ai un peu de mal à imaginer ce qui est facile ou ce qui ne l'est pas pour quelqu'un qui s'y connaît tout à fait.


        Alors, elle se rendit compte que comme souvent elle s'était montrée bien curieuse, et que ce n'était pas très poli. Même sans se soucier particulièrement de politesse, cela risquait de mettre mal à l'aise son interlocutrice si elle la bombardait de questions sans lui laisser le temps de répondre !

        -Oh, veuillez m'excuser je vous prie, il ne faut pas hésiter à me demander de me taire, je peux me montrer stupidement curieuse parfois, et bien trop bavarde.



        Et encore, elle avait habilement évité le sujet le plus brûlant, mais il s'agissait d'un échange de bon procédés auquel elle tenait trop pour prendre le moindre risque.
        Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Mer 10 Oct - 21:11
        Isabelle Menescalcir
          Isabelle Menescalcir
          Palefrenière
          La surprise et l’amusement passé, il restait beaucoup d’inquiétude pour la grande âme qui avait porté le corps contusionné de la cavalière jusqu’à l’auberge. L’idée de passer la nuit seule faisait son chemin dans le jeune esprit d’Isabelle. Avec un peu de vin, tout passait mieux.

          Comme Anastasia, la jeune femme bouda le quart de jambon sec sur le moment. En revanche, elle ne se fit pas prier pour descendre quelques gorgées de l’outre. De la même manière que les onguents avaient tapissé ses chairs pantelantes, elle savait que la gnôle l’apaiserait en dedans. Il bâillonnerait ses maux au moins avant qu’il ne nécrose son foie. Alors Isabelle se força à en absorber quantité.

          Elle aussi se demandait bien où avait filé l’homme qui lui avait servi de protecteur. Le souvenir de ses mains autours de sa nuque qui la secouait pour qu’elle se relève était encore chaud. C’était comme si elle avait encore la sensation des doigts enfoncés dans sa peau. Un instant, la jeune et fière crospinienne se demanda s’ils auraient l’occasion de se retrouver à la revoyure et si elle aurait l’occasion de s’acquitter de sa dette. Une onde de tristesse charria un soupir. Eurate semblait trop vaste pour que le hasard ne les réunit sur un de ses coups de dé.

          Pensive, la cavalière observa un silence et s’essuya les lèvres du revers de la manche. Les deux femmes, chacune dans leur coin, devaient se plier exactement au même exercice : elles déclinaient respectueusement une prière pour les Trois et surtout pour Eudes. Tout ce qu’Isabelle espérât, c’est que rien de déplorable ne soit tombé sur leur ami. Qu’il avait juste mieux à faire. Une activité plus vertueuse et désintéressée. A son image, au fond.

          Du coup, ce qui était un piètre repas pour trois devenait un véritable festin pour elles deux. Sans gros appétit, la blessée mordit dans un morceau de pain pour éponger la vinasse qui commençait à diffuser son étrange chaleur dans ses entrailles secouées. A côté, Anastasia continuait de croquer dans la petite pomme qui avait fondu jusqu’à montrer impudiquement ses pépins. Portant une dernière fois l’outre à ses lèvres, Isabelle se décida à la faire passer à la miresse qui partageait ce triste souper.

          Avez-vous vu de belles choses, en voyageant jusqu'à Evalon ? Je n'ai pas eu l'occasion de me rendre à la Croix des Espines, je me demande bien à quoi ressemble le chemin, demanda Anastasie sûrement pour la distraire en prenant ce que la cavalière lui tendit.

          « De belles choses ». Isabelle esquissa un sourire hurlant de sarcasme avant de se raviser. Par quoi commencer ? Par les plaines boueuse, de glaise et de roches baveuses que formait sa terre l’hiver, et dans laquelle puisait le bétail tristement ? Par ce couple de cadavres écorchés et empaillés qu’elle avait croisé, se balançant au bout d’une corde alors que des fous les avaient vidés de tous leurs os ? Par ce pont qui s’était effondré sous le poids de la compagnie qui escortait la cavalière et avait emporté un jeune page à peine plus vieux qu’elle dans le fond d’une gorge aussi escarpée qu’anonyme ? Par la nuit qu’elle avait passé dans le givre ? Ou par tout le reste ?

          Non. Isabelle ne pouvait décemment pas tenir palabre pour raconter ceci.

          Combien de chevaux avez-vous conduits jusqu'ici ? N'est-ce pas difficile de s'en occuper seule ? reprit la prêtresse en laissant échappé un ricanement gêné.

          Une nouvelle fois, elle précisa que le monde auquel appartenait sa jeune patiente se trouvait fort éloigné de son domaine de compétence. Et, dans la foulée, elle s’excusa sûrement par crainte que la crospinienne prenne cela pour de la curiosité mal avisée. Il n’en était rien. Alors Isabelle s’appliqua à sourire à sa douce et bienveillante compagnie. Plus brute de décoffrage, elle trouvait dans cette nouvelle question une plus jolie occasion de faire diversion :

          La curiosité n’a rien de stupide, ma mère, elle souffla avec complicité.

          Maladroitement, elle se mit alors à parler de ce qu’elle connaissait le mieux :

          Je suis venue avec quatre de mes protégés. Pas le temps de les vendre avant l’hiver : nous avons été fort occupés au refuge. Alors j’ai profité du passage d’une horde de chevalier allant vers le Sud pour me rendre ici.

          Et elle se mit à lui raconter tout. D’abord, elle décrit les animaux qui l’accompagnait. Elle parla surtout des deux animaux auxquels elle s’était attachée le plus : Parreloup, le cheval qui était le sien, et Asphodèle, la jument au fort caractère qui lu en avait fait voir de toutes les couleurs tout au long de la route. Avec la gouaille qui était la sienne avec les gens pour lesquels elle n’avait pas de pruderie, elle raconta tout : de la façon qu’elle avait récupéré cette petite jument à la robe noire chez un voisin trop impressionné par ses coups de folies à tous les mauvais coup que l’animal lui avait fait. Le dernier en date, une traversée de rivière fort houleuse sous le regard consterné de guerrier émérites.

          Imaginez voir un bout de fille comme moi tenir face à ce pur-sang abruti jusqu’à la moelle, avec ces chevalier pressés pour mettre une de ces pressions… J’en ai fini les genoux dans la flotte !

          Après coup, Isabelle se moquait volontiers même si, sur l’instant, elle n’avait guère fanfaronné de la sorte. Ensemble, elles rirent un temps, ravie d’avoir trouvé une joyeuseté à se mettre sous la dent. Sous ses airs bien taciturne, Isabelle pouvait se montrer aussi d’une grande cordialité. Parce qu’elle avait toujours entendu son tavernier d’oncle raconter des histoires, elle avait fini par apprendre comment rendre, par le récit, amener la blague. L'alcool aidant à délier les langues et les structures du raisonnable.

          Vous m’aurez vu, toute pataude, dans cette eau brune, en train de prier cette grande courge de se mouiller les miches ! M’enfin…

          Ah lalalalala… La vie baignait à nouveau les pommettes de la jeune paysanne. D’un coup, elle se rendit compte que cela faisait longtemps qu’elle monopolisait la parole alors elle força la miresse à lui raconter un bout sur elle, ce qui lui laisserait le temps de toucher à cette charcuterie qu’aucune d’elle n’avait encore effleurée.

          Allons donc ! Racontez-moi votre beau voyage ! Vous m’avez dit avoir déjà eu quelques déboires avec la gente équine… Voyez que ça arrive même aux meilleurs !
          Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Jeu 11 Oct - 15:11
          Anastasie Lunétoile
            Anastasie Lunétoile
            Prêtresse
            Anastasie attrapa doucement l'outre qu'Isabelle lui tendait mais n'en but qu'une minuscule gorgée. Elle n'avait pas très soif. Enfin, sa soif habituelle était une soif de réponses, le plus souvent, parce qu'elle avait toujours été très curieuse. Le vin ne faisait pas partie de ses centres d'intérêts favoris.
            Elle écouta avec beaucoup d'attention et tout autant d'intérêt le récit que sa jeune amie entreprit de lui faire au sujet des chevaux. Comme Anastasie était une piètre cavalière – et il s'agissait là d'un doux euphémisme – elle ne pouvait que ressentir une certaine admiration pour Isabelle, et encore plus après avoir vu ce qu'elle avait vu à son sujet.
            Parfois, la prêtresse fermait un peu les yeux, ou semblait les lever vers le ciel ou le plafond. C'était un signe de son attention, bien qu'on puisse croire le contraire : elle tentait de se représenter tout ce dont la cavalière lui parlait. Quatre protégés, une escorte de chevaliers... Ana avait toujours adoré entendre des gens parler de ce qu'ils aiment. Parfois, cela se montrait très discret, et on ne voyait que dans un petit sourire, une légère rougeur, un éclat de fierté au fond de l'oeil, qu'on avait trouvé le bon sujet. Parfois, les phrases se pressaient, les rires, les sourires, la joie toute simple de parler de ce qu'on aime et de voir que quelqu'un écoute et s'y intéresse. Isabelle n'était pas avare de détails, et ils plaisaient tous à Anastasie parce qu'elle savait que son amie se plaisait à les donner. Elle aurait aimé que cela dure toujours, mais malheureusement c'était impossible.


            — Allons donc ! Racontez-moi votre beau voyage ! Vous m’avez dit avoir déjà eu quelques déboires avec la gente équine… Voyez que ça arrive même aux meilleurs !

            Anastasie n'appréciait pas beaucoup de parler d'elle. Si son voyage avait réellement été si beau, elle aurait pu raconter les paysages, les rencontres, et dresser un tableau qui lui aurait même permis de rester à l'arrière-plan. Mais en repensant au voyage qui l'avait conduite ici, elle ne revoyait que les derniers jours, et l'affreuse nuit qu'on lui avait fait passer en prison parce qu'on avait confondu ses cicatrices avec celles d'un forçat évadé. Ou le voyage pendant lequel elle avait reçu les dites cicatrices. Voilà quelque chose qu'elle ne pouvait ni ne voulait raconter à Isabelle, et elle se retrouva bien bête à ne pas savoir quoi dire.

            -Je n'apprécie pas beaucoup les voyages
            , finit-elle par dire tout de même, et je crains de ne pas avoir une conversation agréable sur ce sujet. A vrai dire, et je crois que je ne devrais peut-être pas en parler, j'aurais beaucoup aimé pouvoir rester chez moi. Mais c'est ainsi, on ne choisit pas toujours, et il faut savoir suivre le destin que les Trois nous réservent.


            Il y eut un silence. Anastasie s'en voulait, elle avait la désagréable impression d'avoir ruiné le climat plutôt joyeux qui s'était installé quand elle avait écouté Isabelle lui parler de ses chevaux, auxquels elle tenait visiblement beaucoup. Elle n'aurait pourtant pas pu se dérober à la question, elle le savait bien, et comme elle ne savait pas mentir convenablement elle n'y avait même pas vraiment songé. Alors elle tâcha de trouver un point positif quelque part, et se força à reprendre, en espérant qu'Isabelle ne lui en voudrait pas trop.

            -Mais, je dois dire que pour quelqu'un qui n'aime pas les voyages, j'ai vu beaucoup de pays. Pas la Croix des Espines, du moins pas encore, mais Terresang, Evalon, Nacre, bientôt Valacar...
            Elle oublia volontairement Durdinis, dont elle n'avait pas envie de dire le moindre mot non plus. J'ai vu de beaux endroits, oui... Surtout Nacre, à vrai dire, mais qu'il y fait chaud ! Oh, je ne devrais pas m'en plaindre, se reprit-elle, j'ai eu de la chance, tout de même. Et vous ? En dehors d'Evalon, avez-vous déjà voyagé ?
            Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Sam 13 Oct - 20:52
            Isabelle Menescalcir
              Isabelle Menescalcir
              Palefrenière
              La religieuse eut une moue particulière qui trahissait son manque d’enthousiasme à prendre la parole. La blessée s’en voulut presque. Mais à trop monopoliser la parole, elle avait peur de finir comme ses vieilles qui s’écoutent parler pour combler le silence.

              La mère n’aimait pas les voyage et un coup d’œil sur ses poignets finit de la convaincre. Parce que cela devenait une habitude, son aînée se dénigra, se craignant désagréable en même temps qu’elle se prévenait de l’être. Comme beaucoup, aurait-elle sûrement espéré ne jamais quitter sa terre ; c’était là tout ce que le monde voulait, au fond. Cependant, c’est le destin qui pousse les gens sur les routes. Et ce sont les Trois qui sont maîtres du destin. Alors Isabelle se signa et leur adressa une douce prière pendant le court silence qui suivi les quelques sages mots d’Anastasia. Il était temps pour la palefrenière de s’en vouloir pour avoir supposer le voyage de la miresse « beau ».

              Faire de la route à cela de terrible : tout le monde croit qu’il s’agit là d’une aventure, et personne ne veut penser que les gens qui la prennent auraient sûrement préféré rester chez eux. Après tant de chemin parcouru, il y avait toujours de belles histoires à raconter par ceux qui venaient de loin au milieu de toutes les histoires qu’il fallait taire.

              La belle histoire d’Anastasia, c’était Nacre. Une contré dont elle se souvenait en particulier des températures fort douces. Une île au large des côtes, dans la mer de Reillem. Un territoire sacré qu’Isabelle n’aurait probablement jamais l’occasion de voir. Et puis il y aurait Valacar pour bientôt.

              Et vous ? En dehors d'Evalon, avez-vous déjà voyagé ? finit par demander la prêtresse.

              Tout de suite, Isabelle fit un non de la tête. Elle avala le bout de pain qu’elle était en train de mâcher pour nuancer davantage à l’oral :

              Non, non. Enfin, pas très loin de la Croix des Espines. Pendant une période, j’ai un peu travaillé en tant que cochère et chagrinière, il y a quelques années. C’était de l’argent facile. Je suis allée un peu autour d’Evalon mais jamais guère trop loin. Et je reviens tous les ans à la capitale car les poulains succèdent aux poulains. Comme les paysans fauchent leurs blés, moi, je vends mes bêtes.

              Et puis tout ce qu’elle se souvenait de cette expérience de cochère, c’était des nœuds de cuirs sur des attelages vacillants. Un travail harassant qui avait permis à son oncle et à elle de se faire un petit pécule pour remettre en état le poste à chevaux. Parce que si la miresse officiait grâce aux sciences de l’esprit, Isabelle, elle, s’était construite à la sueur de son front. Avec ou sans un morceau en moins.

              Comme la prêtresse,la cavalière savait que la vie n’était guère tendre et qu’il n’y avait que les nobles pour voyager par pur loisir.

              La jeune femme prit un air sombre parce qu’elle jeta un coup d’œil à l’extérieur, par la petite fenêtre. Elles avaient tant discutaillé que, maintenant, le soleil plongeait déjà sur les toits d’Evalon, partageant sa lumière avec les tuiles grises, pleines de bistre et de givre. C’est qu’elles avaient bavardé longtemps. Il était l'heure d'esquisser une phrase de politesse pour relever le guérisseuse de ses fonctions :

              Ma mère, il faudrait que vous songiez à rentrer. Après, les rues seront noires et pleines d’ombres…

              Elle lui sourit avec ce sourire franc qu’ont les amis pour ceux qu’ils respectent autant qu’ils admirent. Aucunement, elle ne souhaitait chasser Anastasia. D'aucune rustre manière. De la même façon, elle n’aimait pas l’idée d’être laissée là, seule. Dans une ville qu’elle ne portait clairement pas au fond de son cœur.
              Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Dim 14 Oct - 7:32
              Anastasie Lunétoile
                Anastasie Lunétoile
                Prêtresse
                Comme Anastasie s'y attendait un peu, la cavalière avoua que ses voyages ne l'avaient jamais conduite bien plus loin que la capitale. Voyager n'était que rarement une mince affaire, en particulier pour deux jeunes femmes qui ne croulaient pas sous l'argent et ne pouvaient engager personne pour assurer leur sécurité. Les deux en avaient fait l'amère expérience, et les voilà pourtant tout de même là, loin de chez elles. C'était peut-être ce qu'il y avait de plus commun entre elles : chacune aurait sans doute préféré se trouver chez elle en ce moment, entourée sans aucun doute de visage, ou au moins de décors connus. Anastasie espérait que cette histoire n'ôterait pas à Isabelle le goût du voyage qu'elle pouvait avoir, au moins en partie. Elle, elle n'était qu'une prêtresse, on finirait bien un jour par l'oublier au fond d'un temple sans plus lui demander de courir les routes. Un jour, les temps seraient moins durs, les prêtres décimés par la pestes seraient remplacés par d'autres, et tous n'auraient pas besoin de se plier en quatre pour assurer leur tâche partout en Eurate. On leur attribuerait alors sans doute des paroisses desquels ils n'auraient plus à s'éloigner, ou alors pas trop loin, pas trop longtemps. Cette pensée faisait envie à Ana, en tout cas. Voyager jusqu'à Nacre avait été une des plus belles opportunités de sa vie parce que ce voyage avait changé cette vie à jamais, pour la vouer aux Trois. Les autres ne pourraient jamais avoir la même intensité, le même effet. Sauf de manière plus négative. Isabelle ne pensait peut-être pas la même chose, Ana n'en savait rien, mais le danger des plus courtes promenades ne lui était visiblement pas étranger, étant donné ce qu'elle dit finalement à son acolyte du soir.

                -C'est très aimable à vous de songer à moi, mais ne vous en faîtes pas : j'ai moi-même une chambre dans cette auberge.


                Anastasie aurait sûrement pu demander l'hospitalité au temple, et il était fort probable qu'aucun de ses confrères n'aurait refuser de lui trouver un endroit où dormir. Mais comme il n'était pas évident de savoir avec exactitude quand elle partirait, puisque cela dépendant des escortes qu'elle saurait trouver pour la suite, elle avait bien trop craint de déranger de bonnes âmes. Cela ne l'empêchait pas de passer une bonne partie de ses journées à Evalon en prières, ou à aider ceux qui pourraient en avoir besoin. Simplement, comme on lui avait confié un peu d'argent pour son voyage, elle préférait essayer de ne pas déranger qui que ce soit.

                Pendant un instant, la prêtresse chercha à démêler ce qu'il y avait de politesse et d'envie de solitude dans la phrase d'Isabelle. Se souciait-elle simplement de ce qui pouvait arriver à Ana ? Ce serait possible, en particulier après la mésaventure à laquelle elle avait dû faire face. Mais ce pouvait être également une manière fort polie de demander à la guérisseuse d'aller prendre l'air et voir ailleurs parce qu'elle souhaitait à présent plus de calme et d'intimité. Peut-être que la timidité de la prêtresse, et le peu de bonnes histoires qu'elle avait trouvé à partager, avaient fini par lui peser, ou que la fatigue la gagnait bien vite et qu'elle souhaitait dormir. Alors, Anastasie lui rendit son sourire, un peu mal à l'aise. Il était difficile parfois de savoir quoi faire exactement, et elle espérait ne pas être en train d'abandonner Isabelle sans raison.

                -Je comprends néanmoins votre envie de tranquillité, et je vais vous laisser si c'est ce que vous souhaitez.


                La prêtresse ne se sentait pas vexée du tout, seulement gênée de ne pas trop savoir quelle conduite elle devait adopter. Alors, elle se releva en silence. Elle prit le temps d'épousseter sa robe beige et de remettre la couverture en place correctement là où elle s'était assise. Souhaitant épargner à Isabelle des efforts bien inutiles mais qu'elle serait pourtant tentée de faire, à n'en point douter, Anastasie entreprit également de ranger, ou au moins de regrouper proprement, toute la nourriture qu'elles avaient déballée sans y toucher, puis de ranger ses propres affaires qu'elle avait amenée là. Ainsi, en plus de limiter les risques de retrouver la demoiselle debout en train de s'agiter sans raison valable bien trop tôt, Ana lui laissait en silence la possibilité de la retenir, si jamais sa phrase avait été plus inquiète qu'autre chose.

                -Je passerai prendre de vos nouvelles, du moins si cela ne vous ennuie pas, et je tâcherai de savoir où est passé Eudes.
                Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Jeu 18 Oct - 18:08
                Isabelle Menescalcir
                  Isabelle Menescalcir
                  Palefrenière
                  Isabelle tomba un peu des nues quand la miresse lui annonça qu’elle avait, elle aussi, une chambre dans la même auberge. Quelque part, elle avait cru comprendre que la religieuse créchait ailleurs. Au Temple, elle avait cru. Jugement probablement biaisé par ce qu’elle savait ce qu'elle était : une guérisseuse dans les ordres.

                  La proposition se présentait comme une politesse. Et la jeune crospinienne commençait à penser que cela lui ferait fort du bien de trouver un moment pour ramasser les morceaux d’elle dispersés entre apitoiement et courage, entre douleur et persévérance, entre les choses qu’elle avait eu à faire et qu’elle avait encore à accomplir. Si elle craignait de se retrouver dans une chambre vide, prendre le temps de se recentrer aurait du bon maintenant que le mal fichait dans sa chair s’apaiser. Elle ne bougeait plus, même si ses flancs demeuraient fort enflés, les côtes se tenaient dans le bandage. Une capacité respiratoire amoindrie mais la pâte de pavot apaiserait cette peine.

                  Un silence gênée glissa entre les deux femmes. Anastasia finit par se lever avec un sourire et arranger les affaires comme si elles avaient été les siennes : elle tira les draps et rangea les victuailles consciencieusement. La cavalière lui en était reconnaissante parce que tout ce qu’elle emballait lui ferait quelques provision pour le retour. Car Isabelle ne s’était pas retiré de la tête l’idée d’un retour allant au plus prompt. Hors de question de tirer un trait là-dessus : ses idées n’allaient que vers son oncle et à la Croix des Espines.

                  Et, bientôt, la prêtresse fut sur le départ.

                  Je passerai prendre de vos nouvelles, du moins si cela ne vous ennuie pas, et je tâcherai de savoir où est passé Eudes.

                  Isabelle hocha la tête pour montrer son approbation. Un sourire très franc, presque celui d’une enfant, fendit son museau en deux. Il y avait là toute la reconnaissance dont la paysanne était capable.

                  Ma mère, je ne vous remercierai jamais assez, vous savez ? souffla-t-elle dans la pénombre. Dîtes moi pour Eudes et cessez de vous en faire pour moi. Ça va aller. Je vais dormir et tout ira mieux.

                  La prêtresse finit par quitter la pièce et fermer la porte derrière elle avec le douceur qui était la sienne. Une tendresse de grande sœur. Du reste, les ombres continuèrent de s’étendre et elle fut bientôt plongée dans une noirceur triste et froide.

                  Un silence envahissant remplit alors la pièce. Celui des morts au cimetière après que les vivants se soient éclipsés. En bas, la clameur venant de la taverne remontait jusqu’à la fenêtre de la petite alcôve. Des rires gras et des bouts de chanson paillarde. Une dose de gaieté qui s’était envolée. Au moins, la terreur qui avait saisit la ventraille de la cavalière un moment plus tôt s’était tu.

                  Le sommeil pesait au bord de ses paupière mais Isabelle mit beaucoup de temps à s’assoupir. La faute à sa respiration saccadée. Et puis, à cause de ses côtes, elle devait dormir sur le dos sans bouger. Rien de moins naturel que cette position de macchabée enfariné. Plusieurs fois la douleur la réveilla quand elle changeait par mégarde de position. Une douleur si vive qu’elle aurait même juré que se faire scier la jambe n’avait rien d’effrayant à côté. Malgré qu’elle sache où se situait la blessure, elle ne pouvait s’empêcher de se mouvoir encore comme s’il n’y avait jamais eu le moindre incident.

                  Ainsi fut la nuit d’Isabelle : ponctuée de réveils en sursaut, de cris de douleur étouffés dans l’oreiller en même temps que quelques jurons. Du reste, elle trouva un peu de temps pour dormir et rassembler quelques forces.
                  Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Mer 24 Oct - 18:31
                  Anastasie Lunétoile
                    Anastasie Lunétoile
                    Prêtresse
                    Isabelle pourrait dire à Anastasie de ne pas s'inquiéter autant qu'elle le voudrait, cela ne voulait pas dire que la prêtresse parviendrait à faire taire sa petite voix. Celle qui lui chuchotait toujours qu'il pourrait arriver le pire dès qu'elle tournerait le dos. Celle qui ne se taisait que grâce aux prières et à la confiance envers les dieux. Mais Ana ne dit rien, cette fois. Elle eut ce regard, cette attitude qui voulait dire que ce n'était vraiment plus la peine de la remercier, que ce n'était rien d'autre que son devoir.  Et elle sortit lentement, refermant la porte avec douceur en glissant une dernière phrase.

                    -Que les Trois veille sur vous,
                    murmura-t-elle tout bas, si bas qu'elle ne saurait jamais si Isabelle l'avait entendue ou non.

                    Anastasie retourna dans sa chambre, mais elle ne dormit pas tout de suite. Elle n'aimait pas ça, depuis que ses nuits sans rêves se retrouvaient souvent peuplées de cauchemars. L'inquiétude qu'elle nourrissait à la fois pour Isabelle et pour Eudes ne l'aiderait pas à passer une nuit paisible, elle le savait, et cela ne lui donnait pas envie de tenter de dormir. Au bout d'un moment elle se dit qu'elle devrait en profiter pour descendre dans la salle, et essayer d'en apprendre un peu plus sur ce qui avait retenu leur ami. Elle n'en eut pas le courage, quand elle entendit les bruits des discussion trop animés depuis le haut du petit escalier, et c'est ce qui la décida à aller se coucher pour de bon. Elle verrait tout cela le lendemain. Cela valait mieux. Ana s'endormit en priant, comme souvent, jusqu'à ce que ses yeux ne tiennent plus ouverts.

                    Des cauchemars la réveillèrent plusieurs fois, mais elle fut heureuse au moins de ne pas avoir hurlé à en réveiller tout l'établissement. C'était déjà arrivé, et cela se reproduirait sans doute avant son départ, mais la pauvre prêtresse en avait vraiment honte et s'en voulait beaucoup d'infliger ce désagrément à de pauvres clients qui n'avaient rien demandé. Elle craignait qu'on veuille la chasser de l'auberge si cela se produisait trop souvent, et elle soupçonnait qu'on ne lui ai rien dit pour éviter d'offenser une servante des dieux plus qu'autre chose. Quand elle se décida à abandonner tout espoir de repos supplémentaire il faisait déjà jour. Un peu trop à son goût : voilà qui lui donnait l'impression d'avoir perdu bien trop de temps. Tant pis.

                    Alors, comme tous les matins, Ana se leva. Elle arrangea ses cheveux, se donna un air présentable, essaya de jouer entre le minimum requis et sa coquetterie qui ne manquait pas de lui donner envie de se rendre belle. Elle finit par se coiffer les cheveux en tresse, et passa alors un long moment à prier les Trois. Quand cela fut fait, elle put alors s'atteler à sa première mission du jour : trouver des nouvelles de leur chevalier servant.

                    La tâche ne fut pas aisée. Elle interrogea tout le monde, les plus bavards comme les plus discrets, et si beaucoup avaient l'air de savoir tout de suite de qui elle parlait, personne n'en savait plus que ce qu'on leur avait dit hier. L'homme bedonnant et gêné qui était entré leur annoncer la chose semblait introuvable, et quand Ana demanda où elle pourrait le trouver on lui fit comprendre qu'elle commençait à se montrer sacrément indiscrète avec ses questions. Cela suffit à la faire rougir, et elle se dit qu'elle pousserait son investigation plus avant à un autre moment, espérant qu'on se montrerait plus clément : elles ne cherchaient après tout qu'à obtenir des nouvelles d'un ami. Elle finit par demander du lait chaud, qu'on lui servit avec l'air soulagé qu'elle abandonne ses questions, et elle se dirigea donc jusqu'à la chambre d'Isabelle.

                    La deuxième mission semblait encore plus ardue que la première : il fallait se rendre à l'étage sans rien renverser, et donc sans se prendre les pieds dans sa robe mal taillée et trop grande pour une femme aussi squelettique que la prêtresse, et avant que ce ne soit froid. Jusqu'à la porte, tout se passa bien. Elle frappa tout doucement avec son coude, sans tenter d'ouvrir la porte. Et si Isabelle dormait ?

                    -Bonjour,
                    dit-elle doucement, comptant sur le fait que si Isabelle était réveillée elle reconnaîtrait sa voix et la laisserait sûrement entrer.
                    Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Ven 14 Déc - 21:53
                    Isabelle Menescalcir
                      Isabelle Menescalcir
                      Palefrenière
                      La nuit avait été fraîche, presque mordante, et piquée de son lot de cauchemars. Plusieurs fois, la crospinienne se réveilla irradiée de douleur, lorsque son corps se mouvait inopinément dans un sommeil fourbe. Parce qu’il n’y avait personne et qu’elle n’avait pas ramassé assez d’esprit pour les retenir, les larmes montèrent vite et les lâcher soulagea la blessée. Et, une fois, repositionnée, engoncée dans son pansement, la fatigue qui avait moulu son corps les journées passées se chargeait de la renvoyer vers un demi-sommeil de convalescence.

                      La nuit avait été longue et le soleil se leva bientôt. Avant que la robe scintillante de l’aurore ne se faufile à travers la fenêtre dont on avait oublié de fermer le volet, Isabelle fixait déjà la charpente du plafond, les épaules enfoncées dans son matelas de paille. Quelque chose dans son crâne ricochait à ne plus finir depuis un moment, tant et si bien qu’elle ne se souvenait guère plus de la pensée qui l’avait percutée à son éveil. Quoi qu’il arrive, il devait s’agir d’une idée bien laide parce que tous les rebonds l’avaient changée en une masse informe de craintes et d’angoisses agglutinées en nœuds gordiens. On dit que la nuit porte conseil ; mais pour Isabelle, cet étau de ténèbres n’avait que davantage flouté ses perspectives. Malgré les onguents de la miresse, les chaires de la boiteuse avaient gonflées. Sur sa peau, les hématomes avaient pris des allures de constellations. Il n’y avait que la douleur qui paraissait plus silencieuse que la veille. Quelque chose de fiché moins profondément, de moins incisif et de moins entêtant ; tant bien même toutes ses méninges s’agitaient autours de préoccupations vaines.

                      Quand la lumière se mit à lécher les poutres du plafond, Isabelle se décida à s’extirper péniblement de ses draps. Parce qu’ils étaient trempés et que le frimas qui stagnait dans la pris vite à la gorge, elle sut qu’elle avait eu un peu de fièvre et elle ne savait si elle devait l’imputer à sa nuit passée à la belle étoile par cet hivers moribond, ou parce que son corps avait lutté sous la tutelle des Trois pour bouter son mal loin de ses membres usés par presque un quart de siècle de servitude. Assise sur le sommier, les bras autours de ses côtes, elle retenait son souffle qui filait en bouée fine et se pencha pour enfiler son épaisse tunique en laine.

                      Le visage de la cavalière était dur ; figé dans cette expression solennelle de ceux qui ne connaissent pas la résignation. Quelque part, elle voulait croire encore à ce fin espoir de partir dès que possible. Pour ça, il fallait que ses jambes la soutiennent et qu’elle puisse se tenir en selle. Une combinaison tout ce qu’elle jugeait des plus accessible tant bien même elle se tenait perchée sur une patte.

                      En parlant de mettre un pas devant l’autre, elle se mit à tâtonner pour retrouver le membre roide qui lui servait d’appui. La servante du Trimurti l’avait posée au pied du lit et aucune des deux n’avaient dû penser à l’épreuve que ce serait, pour Isabelle, de se plier en deux pour l’atteindre. Lentement, une vertèbre après l’autre, elle se pencha, tendit le bras, retenant les râles et son souffle pour attraper sa jambe factice. Descendre de la sorte sembla lui prendre une éternité, mais elle devait négocier avec ses os brisés qui tréfondaient sa chaire. Le bras tout dirigé vers les parties les plus protubérantes de l’objet, les tendons saillant presque dans ses membres forgés au travail d’homme, Isabelle sentit enfin ses doigts se fermer sur une des lanières qui permettait de maintenir la prothèse soudée au moignon. Elle toucha la boucle, satisfaite. Sans brusquer, elle commença à soulever cette jambe de bois qui remplaçait sa chair.

                      Et on frappa à la porte. Isabelle sursauta et lâcha l’objet qui était le centre de toutes ses attentions depuis de longues minutes. Comme un chasseur qui rate sa proie, elle pesta à voix basse.

                      Bonjour, elle entendit à travers la porte, reconnaissant immédiatement la mère Lunétoile.

                      Isabelle lâcha un long soupire, mi-soulagée, mi-agacée, et grommela :

                      Entrez, ma mère, c’est ouvert.

                      Quand Anastasia entra, Isabelle se tenait toujours voûtée comme une aïeule sur le rebord du lit. Son uniquement jambe pendant dans le triste vide et les yeux toujours bloqués sur la prothèse.

                      Soigneusement, elle évita d’abord le regard de celle qui lui venait en aide, le temps de se recomposer un visage amicale et reconnaissant. Une partie d’elle était soulagé de la savoir de retour. L’autre ne faisait que lui rappelé que, si cette présence était nécessaire, c’était parce qu’elle ne pouvait pas s’en aller seule sans soutien. Un sourire un brin forcé s’étira sur le visage de l’estropiée.

                      Sans qu’un mot ne soit prononcé, la jolie clerc sut de quoi il en retournait : elle se pencha pour ramasser bout de bois sculpté. Elle le lui donna avec douceur et, avec gratitude, Isabelle la saisit pour la mettre en place. La position était inconfortable et elle peina à la fixer tant les contorsions pour fixer ses liens lui étaient douloureuses.

                      Il était encore tôt, ce matin-là. Toute l’auberge paraissait si calme. Comme un immense bateau en mer lorsqu’il n’y a plus que les contremaîtres pour veiller sur le maintient du cap. Ni Isabelle, ni Anastasia ne trouva tout de suite les mots pour envoyer valser cette quiétude qui plaisait à l’oreille autant qu’elle pesait sur le cœur.
                      Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─
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