Re: Les revers de la paysannerie [Eudes & Anastasia] ─ Ven 14 Déc - 21:53
Isabelle MenescalcirPalefrenière
La nuit avait été fraîche, presque mordante, et piquée de son lot de cauchemars. Plusieurs fois, la crospinienne se réveilla irradiée de douleur, lorsque son corps se mouvait inopinément dans un sommeil fourbe. Parce qu’il n’y avait personne et qu’elle n’avait pas ramassé assez d’esprit pour les retenir, les larmes montèrent vite et les lâcher soulagea la blessée. Et, une fois, repositionnée, engoncée dans son pansement, la fatigue qui avait moulu son corps les journées passées se chargeait de la renvoyer vers un demi-sommeil de convalescence.
La nuit avait été longue et le soleil se leva bientôt. Avant que la robe scintillante de l’aurore ne se faufile à travers la fenêtre dont on avait oublié de fermer le volet, Isabelle fixait déjà la charpente du plafond, les épaules enfoncées dans son matelas de paille. Quelque chose dans son crâne ricochait à ne plus finir depuis un moment, tant et si bien qu’elle ne se souvenait guère plus de la pensée qui l’avait percutée à son éveil. Quoi qu’il arrive, il devait s’agir d’une idée bien laide parce que tous les rebonds l’avaient changée en une masse informe de craintes et d’angoisses agglutinées en nœuds gordiens. On dit que la nuit porte conseil ; mais pour Isabelle, cet étau de ténèbres n’avait que davantage flouté ses perspectives. Malgré les onguents de la miresse, les chaires de la boiteuse avaient gonflées. Sur sa peau, les hématomes avaient pris des allures de constellations. Il n’y avait que la douleur qui paraissait plus silencieuse que la veille. Quelque chose de fiché moins profondément, de moins incisif et de moins entêtant ; tant bien même toutes ses méninges s’agitaient autours de préoccupations vaines.
Quand la lumière se mit à lécher les poutres du plafond, Isabelle se décida à s’extirper péniblement de ses draps. Parce qu’ils étaient trempés et que le frimas qui stagnait dans la pris vite à la gorge, elle sut qu’elle avait eu un peu de fièvre et elle ne savait si elle devait l’imputer à sa nuit passée à la belle étoile par cet hivers moribond, ou parce que son corps avait lutté sous la tutelle des Trois pour bouter son mal loin de ses membres usés par presque un quart de siècle de servitude. Assise sur le sommier, les bras autours de ses côtes, elle retenait son souffle qui filait en bouée fine et se pencha pour enfiler son épaisse tunique en laine.
Le visage de la cavalière était dur ; figé dans cette expression solennelle de ceux qui ne connaissent pas la résignation. Quelque part, elle voulait croire encore à ce fin espoir de partir dès que possible. Pour ça, il fallait que ses jambes la soutiennent et qu’elle puisse se tenir en selle. Une combinaison tout ce qu’elle jugeait des plus accessible tant bien même elle se tenait perchée sur une patte.
En parlant de mettre un pas devant l’autre, elle se mit à tâtonner pour retrouver le membre roide qui lui servait d’appui. La servante du Trimurti l’avait posée au pied du lit et aucune des deux n’avaient dû penser à l’épreuve que ce serait, pour Isabelle, de se plier en deux pour l’atteindre. Lentement, une vertèbre après l’autre, elle se pencha, tendit le bras, retenant les râles et son souffle pour attraper sa jambe factice. Descendre de la sorte sembla lui prendre une éternité, mais elle devait négocier avec ses os brisés qui tréfondaient sa chaire. Le bras tout dirigé vers les parties les plus protubérantes de l’objet, les tendons saillant presque dans ses membres forgés au travail d’homme, Isabelle sentit enfin ses doigts se fermer sur une des lanières qui permettait de maintenir la prothèse soudée au moignon. Elle toucha la boucle, satisfaite. Sans brusquer, elle commença à soulever cette jambe de bois qui remplaçait sa chair.
Et on frappa à la porte. Isabelle sursauta et lâcha l’objet qui était le centre de toutes ses attentions depuis de longues minutes. Comme un chasseur qui rate sa proie, elle pesta à voix basse.
— Bonjour, elle entendit à travers la porte, reconnaissant immédiatement la mère Lunétoile.
Isabelle lâcha un long soupire, mi-soulagée, mi-agacée, et grommela :
— Entrez, ma mère, c’est ouvert.
Quand Anastasia entra, Isabelle se tenait toujours voûtée comme une aïeule sur le rebord du lit. Son uniquement jambe pendant dans le triste vide et les yeux toujours bloqués sur la prothèse.
Soigneusement, elle évita d’abord le regard de celle qui lui venait en aide, le temps de se recomposer un visage amicale et reconnaissant. Une partie d’elle était soulagé de la savoir de retour. L’autre ne faisait que lui rappelé que, si cette présence était nécessaire, c’était parce qu’elle ne pouvait pas s’en aller seule sans soutien. Un sourire un brin forcé s’étira sur le visage de l’estropiée.
Sans qu’un mot ne soit prononcé, la jolie clerc sut de quoi il en retournait : elle se pencha pour ramasser bout de bois sculpté. Elle le lui donna avec douceur et, avec gratitude, Isabelle la saisit pour la mettre en place. La position était inconfortable et elle peina à la fixer tant les contorsions pour fixer ses liens lui étaient douloureuses.
Il était encore tôt, ce matin-là. Toute l’auberge paraissait si calme. Comme un immense bateau en mer lorsqu’il n’y a plus que les contremaîtres pour veiller sur le maintient du cap. Ni Isabelle, ni Anastasia ne trouva tout de suite les mots pour envoyer valser cette quiétude qui plaisait à l’oreille autant qu’elle pesait sur le cœur.